5 ans qu’on attendait ce nouvel album de Richard Hawley, l’un des auteurs les plus talentueux et sans doute la plus belle voix Outre-Manche. On espérait un œuvre majeure dans la ligne de Truelove’s Gutter, mais In This City They Call You Love nous offre simplement une autre collection de chansons superbes. Et ça n’a rien d’une déception…
Faut-il expliquer à nouveau qui est Richard Hawley, étant donné que cinq ans – quasiment jour pour jour – se sont écoulés depuis la sortie de son album précédent, Further, et qu’il ne semble pas que son cercle de fidèles français se soit élargi depuis ? Oh et puis non, après tout, le lecteur ne sachant pas que l’on parle là de l’un des auteurs-compositeurs « classiques » les plus brillants de son siècle, mais aussi de l’une des plus belles voix masculines de la musique actuelle, peut toujours aller actualiser ses connaissances sur Wikipedia ! Contentons-nous de dire que son Truelove’s Gutter (2009) est depuis sa parution l’un des 10 disques que nous emporterons avec nous quand il faudra fuir l’effondrement de notre civilisation ou la montée des eaux des océans. Et que, depuis, malheureusement mais sans doute inévitablement, tout ce qu’il compose et chante nous semble moins fort, moins essentiel. Et que, depuis, chacun de ses rares albums est l’occasion d’espérer un nouveau chef d’oeuvre absolu, ce dont nous le savons capable, et d’être ensuite, plus ou moins, déçu.
Il semble que Hawley avait évoqué devant la presse anglaise un projet d’album expérimental, ce qui avait excité tout le monde. Mais ce nouveau In This City They Call You Love est tout sauf expérimental. Il est même tout sauf original : voici encore un titre se référant à sa ville adorée de Sheffield, voici une nouvelle collection de chansons variées qui ne constituent un album « cohérent » que parce que Richard Hawley les chante. Il va bien falloir faire avec, et arrêter de pleurnicher. Hawley a annoncé d’ailleurs, avant sa parution, que In This City They Call You Love serait un autre album serait un autre album dont il avait le titre – évoquant donc Sheffield – avant d’écrire le moindre morceau. Plus intéressant, il a expliqué qu’il y avait bien là derrière un projet, mais que ce projet était de travailler en profondeur la construction vocale, en réduisant par contre l’importance de la guitare. Adieu donc à l’électricité et au « noise », adieu aux soli gratinés aux petits oignons dont ce virtuose de la six-cordes est capable. Ici, nous avons douze chansons littéralement « classiques » – la plupart auraient pu être écrites dans les sixties, certaines dans les fifties même – équipées de mélodies tout confort, et interprétées par une voix divine, avec une élégance et raffinement dont pas grand monde n’est capable en ce moment dans le Rock. Et si nous ne sommes pas contents, eh bien, nous n’aurons qu’à attendre cinq ans de plus !
Le titre de l’album, qui rappelle que dans le Nord ouvrier de l’Angleterre, les gens vous appellent « love », même quand il ne vous connaissent pas, est repris dans la chanson People. Un morceau qui célèbre la résilience des habitants de Sheffield, une ville anciennement industrielle dévastée depuis des décennies par les crises successives : « Twelve hours a day by the furnace and forges / Sands don’t shift Lord he wishes he was dead / Crawling home in the cold of the morning / My baby’s warm and waiting in bed » (Douze heures par jour près du haut-fourneau et des forges / Les sables ne changent pas, Seigneur, il aimerait être mort / Ramper à la maison dans le froid du matin / Mon amour m’attend bien au chaud dans le lit). Car Hawley a toujours considéré que le Rock, le vrai, est une musique de prolétaires (car Hawley, pas si vieux que ça pourtant, croit toujours à la lutte des classes : peut-on le critiquer pour ça, quand on regarde l’effondrement des classes populaires en Grande-Bretagne ?). Placée au cœur du disque, c’est une merveille de subtilité, de tendresse, et de chaleur humaine, l’expression parfaite du talent, non, du génie de Richard Hawley.
Mais aucune des onze autres chansons du disque ne démérite, et chacune peut aspirer à devenir votre préférée de 2024, en fonction de vos goûts. L’introduction quasiment blues-rock de Two For His Heels est, dans un style musical dont il n’est pas coutumier, l’une de ses tentatives les plus ouvertes d’écrire quelque chose de commercial, et on adorerait l’entendre utilisée dans une publicité ou devenant virale sur Tik Tok pour que quelque chose change dans le statut de Hawley. Have Love est un titre à la fois puissant et swing, dont on retient la mélodie dès la première écoute, qui devrait être un véritable délice en live, et ce d’autant qu’il l’est l’un des seuls du disque où la guitare électrique est à la fête. Prism in Jeans louche du côté de Harry Nilsson, et irait donc parfaitement se nicher dans la BOF de l’un de ces films romantiques anglais que l’on ne fait plus depuis longtemps. Heavy Rain nous ramène sur un terrain bien balisé, puisqu’il nous renvoie aux premiers albums de Hawley, et rassurera donc ceux qui regrettent ses ballades nostalgiques des débuts des années 2000 : oui, il est toujours capable d’en écrire de magnifiques ! Hear That Lonesome Whistle Blow est une country song presque traditionnelle, qui semblerait avoir été composée de l’autre côté de l’Atlantique, si elle n’avait quelque chose de profondément nocturne et urbain.
Deep Space est le morceau le plus Rock’n’Roll de l’album, avec un « stomp » basique et déterminé, des guitares tonitruantes, une singulière montée en puissance à mi-course, et même un solo torride ! Mais derrière l’excitation « rock » se cache une lamentation écologique sur le manque d’espace sur une terre consumée, et l’aspiration futile à aller en chercher, justement, « dans l’Espace ». Deep Waters est un blues dépouillé, magnifiant le chant parfait de Hawley, posé sur des chœurs gospel littéralement divins. I’ll Never Get Over You, avec le raffinement de son chant et la tristesse élégante de sa mélodie sur un thème classique d’amour perdu, a tout du coup de chapeau à travers les décennies au maître absolu en la matière, Roy Orbison. Do I Really Need To Know, en dépit (ou un peu à cause aussi) de ses teintes de bossa-nova, semble un écho bienvenu de Truelove’s Gutter. A noter pour les fans de Pulp, un groupe que Hawley rejoignit à l’époque en tant que guitariste scénique, que Jarvis Cocker est – discrètement – aux backing vocals. When The Lights Go Out évoque, après Orbison, la figure tutélaire d’Elvis Presley, et pourrait avoir été écrit et chanté à l’époque du triomphe du King : mais c’est aussi une chanson d’espoir, qui nous encourage à continuer à nous relever et à lutter. ‘Tis Night est une dernière merveille, mais à notre goût, une sorte de couronnement du « style Hawley » : la conclusion bouleversante que l’on attendait d’un album qui n’était certes pas celui qu’on attendait…
… mais qui est une autre réussite incontestable. On en reparle dans 5 ans.
Eric Debarnot