Monstrueux coffret destiné aux (nombreux) rétromaniaques fans de Bowie époque Ziggy Stardust, Rock’n’Roll Star! est une mine de musique et d’information. En voici une première visite d’exploration !
C’est bien connu, les artistes ne sont jamais aussi prolifiques qu’après leur mort… Au petit jeu des coffrets rétromaniaques, Parlophone propose déjà de belles pièces dont le Divine Symmetry consacré à Hunky Dory. Voici maintenant Rock’n’Roll Star ! relatant la période du totémique The Rise and Fall of Ziggy Stardust And The Spiders From Mars (rien que ça….). Après plus de cinquante années de rééditions successives avec leurs bonus et remixes, de nombreux pirates et des inédits sur la toile, les fans peuvent encore se demander si cette parution met le feu… et mérite son prix.
En 1972, Bowie débarque de Mars, casse la baraque et braque la banque. Après tant d’échecs pour arriver au sommet, l’album éponyme lui offre enfin sa place dans le panthéon du Rock. Ce qui ne l’empêcha pas de formuler ensuite de surprenantes réserves sur ce classique de sa discographie, l’une de ses meilleures ventes : « On a beaucoup parlé de The Rise and Fall of Ziggy Stardust comme d’un chef-d’œuvre : il a juste eu la chance de sortir à une époque particulièrement lugubre. Il apportait un peu de couleur, un peu de boucan. Mais à part ça, ce n’est pas un album fantastique. Les chansons sont assez faibles, plutôt étriquées (sic). Aladdin Sane et, surtout, Diamond Dogs sont autrement plus impressionnants » (Interview de Jean-Daniel Beauvallet pour les Inrockuptibles, 1993). Alors la poussière d’étoile scintille-t-elle encore ?
Le coffret Rock’n’Roll Star saisit donc Bowie en train de tisser sa toile en compagnie des Spiders from Mars – le guitariste Mick Ronson, le bassiste Trevor Bolder et le batteur Mick “Woody” Woodmansey – assisté à la production par Ken Scott. A l’œuvre de Hunky Dory à Pin Ups, cet orfèvre en la matière supervise cette compilation de l’ère Ziggy. Que vaut donc ce coffret, similaire dans la forme à Divine Symmetry, annonçant de nombreux inédits ? Passage en revue de la soixantaine de chansons présentées dans des pochettes du plus bel effet avec des photographies classieuses de Brian Ward :
CD 1 : en ouverture, en février 71, dans une chambre d’hôtel de San Francisco, Bowie esquisse à la guitare acoustique le brouillon de Moonage Daydream, sur la démo So Long 60’s. Alors en voyage aux Etats-Unis, c’est surtout l’occasion de rencontrer Andy Warhol, Lou Reed et Iggy Pop au passage… Malgré un son quelquefois trouble, les premières démos dépouillées, celles de Star et de Soul Love en particulier, filent de jolis frissons. Et c’est pareil pour les premières versions de Starman, titre qui parcourt ce journal de bord en fil d’ariane sur chaque disque. Bowie tient déjà certaines de ses chansons. La preuve avec ces véritables pépites parsemées au milieu de versions déjà publiées officiellement, telles que les demos de Lady Stardust et Ziggy Stardust et les chansons du groupe Arnold Corns. David ébauche de nouveaux titres bientôt propulsés bientôt au rang d’incontournables sur le futur album. Looking For A Friend est bien nerveuse, la tension montant clairement au fur et à mesure, David mettant désormais à fond les doigts dans la prise. Enregistrés dans sa demeure d’Haddon Hall, les derniers titres touchent au but : Ziggy, Star de nouveau, Sweet Head sont de jolis coups au cœur. L’impression de visiter un laboratoire en ébullition quand le son Ziggy jaillit crescendo des enceintes.
CD 2 et CD 3 : une vingtaine de titres capte au vif Bowie et les Spiders dans les studios de la vénérable BBC de janvier à juillet 1972. Dans le lot de ces chansons déjà disponibles dans le formidable coffret Bowie At The Beeb paru en 2000, seuls les quatre premiers titres sont inédits à titre officiel : Ziggy Stardust, Queen Bitch, Waiting For The Man, Lady Stardust. Malgré un son très moyen, cette session John Peel, rescapée d’un sauvetage audio aux forceps, calme bien. C’est moi ou il y a un autre inédit passé étrangement sous silence ? Voici une seconde version de White Light/White Heat, enregistrée le 23 mai pour l’émission Sounds Of The 70s avec Bob Harris, lors d’une session achevée sur un magistral Rock’n’Suicide. Bowie et les Spiders jouent à l’aise un rock nerveux, rauque et stylé sous l’influence du Velvet Underground, Queen Bitch et Waiting For The Man (énorme) en hommage américain. Belle occasion de saisir en live l’alchimie parfaite de David avec son groupe mené par Mick Ronson, si précieux pour ciseler le son Ziggy. Quelques traits dessinés sur le papier par Bowie lui suffisaient pour jouer d’instinct Moonage Daydream sur sa Gibson Les Paul Custom et sa pédale wah-wah. C’est impeccable. Avec son ampli Marshall, Ronno électrise les chansons de Bowie, qui joue de la guitare acoustique, tandis que Weird et Gilly balancent du lourd. La claque véritable.
CD 4 : le maillon faible ? Au lieu de balancer quelques autres inédits évoqués sur les fora des fans en transe (Only One Paper Left par exemple), le disque commence d’abord par des titres connus de longue date, qui n’apportent rien de très nouveau, en dépit d’un remix 2024. Il s’agit principalement de chansons abandonnées en cours de route pour la setlist finale : Holy Holy, Velvet Goldmine, Round And Round, autre reprise américaine (Chuck Berry), remplacé au dernier moment pour Starman (ici le mix original du single), RCA réclamant un hit plus évident. Ce que Bowie fit à merveille avec cette chanson clef de voute de l’album, pilier du concept Ziggy Stardust chantant depuis les étoiles. Visiblement inspiré, Bowie écrivit Suffragette City et Rock’n’Roll Suicide dans la foulée ! Et la question qui tue… Pourquoi nous sortir avec tant de parcimonie les titres du fameux concert de Boston d’octobre 1972 ? Depuis les parutions Ryko et Emi, les fans en connaissent déjà quatre de longue date : Changes, The Supermen, Life On Mars ? et John, I’m Only Dancing. Ce coffret ne recule devant rien en nous offrant un nouvel inédit… roulement de tambour… la très belle reprise d’une chanson de Jacques Brel, My Death. A ce rythme, l’intégralité du concert du Music Hall, avec ce son impeccable, devrait être disponible à la fin du prochain siècle et encore ! Soupirs… Digne du Santa Monica, limite frère siamois, la performance complète aurait mis le feu… et stimulé davantage les ventes. Pour l’instant, Boston étant intégralement disponible sur la toile, les fans sont priés d’aller gentiment se brosser les oreilles en son audience. Bizarre que cette distribution au compte-goutte vu le nombre des concerts de l’époque. Si les bandes originales sont perdues ou mutilées, pourquoi ne pas tenter une compilation des titres de la tournée, les meilleures prises, à des dates différentes ? Une occasion manquée.
CD 5 : ce disque offre enfin de nouveaux remixes et des prises alternatives qui suscitent la curiosité et surtout assurent bien. Et sur le coup, la qualité audio tient la route. Bowie essaie une autre voix sur Lady Stardust (qu’il abandonna, ouf…), quand il ne balance pas de nouvelles chansons, telles que Shadow Man ou It’s Gonna Rain Again, visiblement sous influence américaine. A la première écoute, Star, Looking For A Friend et Sweet Head, John, I’m Only Dancing émergent aisément du lot. Une version speed de la chanson des Who, I Can’t Explain, jouée à l’os et sans fioritures, calme bien son monde. En conclusion, la version instrumentale de Moonage Daydream témoigne de l’efficacité imparable des Spiders from Mars : « David nous interprétait une chanson, nous la jouions tous ensemble une fois, nous l’enregistrions et c’était quasiment tout. Ziggy a été mis en boite en une journée ! » dixit Trevor Bolder. Encore une fois, Weird et Gilly envoient du bois, tandis Mick Ronson met le feu, Ken Scott faisant le reste à la production. To Be Played At Maximum Volume.
Pour finir le disque BluRay supporte des versions de l’album, en particulier celle remixée de 2003, et des titres de cette compilation au format 96khz/24bit PCM stereo. Pour faire plus simple, on peut se contenter du vinyle de 14 titres – Half-Speed Master Vinyl Edition (sic) sorti simultanément – offrant quatorze inédits du coffret. Un compromis raisonnable ? Les complétistes aux abois ne sont pas oubliés. En effet, après le vinyle du Record Store Day, intitulé Waiting In The Sky (Before The Starman Came To Earth), tiré à 8000 exemplaires, qui présente la setlist initiale de Ziggy, une publication de l’album dans un mix en Dolby Atmos est annoncée pour septembre… Faut suivre les amis. Après avoir raté une performance live totale, ce coffret “oublie” donc cette version travaillée selon la mode du du moment… Oops… Parlophone pousse-au-crime ?
Last but not least, deux livrets dévoilent la véritable machine de spectacle qu’était Bowie à l’époque. Les habitués des ouvrages Bowie Is ou Moonage Daydream de Mick Rock ne seront pas surpris. Un air de déjà vu. Le premier livret révèle des fac-similés de ses carnets personnels avec des notes manuscrites, biffées et raturées, et des dessins nerveux. A l’évidence, l’artiste b(r)ouillonne sans cesse à la recherche du coup décisif lui permettant de tout charmer sur son passage. Un showman tendu comme un arc sur le point de toucher la cible, décochant ses flèches dans les yeux des fans.
Quant au second livret de 112 pages, c’est une collection d’interviews, de pochettes de disques, de critiques et d’articles de l’époque. Et de quelques curiosités, telles que cette lettre de l’avocat de la société de K West, sise au 23 Heddon Street à Londres, se plaignant de la présence de l’enseigne d’un fourreur sur la pochette de l’album, à l’origine une photographie noir et blanc colorisée à l’ancienne par l’illustrateur Terry Pastor, déjà à l’œuvre sur Hunky Dory. On (re)découvre bien évidemment de nombreuses images – sous l’objectif de Putland, Rock, Sukita et d’autres – de Bowie évoluant en coulisse ou à la scène, dans ses looks les plus iconiques, en particulier celui du droog canaille d’Orange Mécanique, conçus par son ami Freddie Burretti. Personnage au charisme lascif et chamarré, Ziggy fracasse alors l’ennui d’une jeunesse paumée dans la grisaille britannique. Soulignons au passage la prouesse de notre David capable d’envouter les foules de sa coupe mulet en rouge Schwarzkopf… ce qui n’est pas vraiment donné à tout le monde, convenons-en… Ziggy étant par essence une créature mutante, Bowie incorpora par la suite de plus en plus l’esthétique nippone, grâce au créateur Kansai Yamamoto, pour parader sur la scène, amorçant la transition Aladdin Sane.
Ce second livret offre surtout de nouveaux entretiens avec des figures proches de Bowie, tels que Mark Carr Pritchett qui vient de décéder, timing plus que troublant. Cet ami, qui prêta à Bowie la guitare que ce dernier tient sur la pochette de l’album, participa aux Arnolds Corns, groupe brouillon des Spiders From Mars. Bowie esquissait alors son nouveau style dans cette expérience annexe avant de sortir le grand jeu en pleine lumière en son nom. Une habitude chez lui. Chargée de la promo pour Mainman, Anya Wilson raconte les apparitions télévisées les plus emblématiques de Bowie dont la désormais légendaire performance de Starman au Top of the Pops le 6 juillet 1972. Profitant d’une annulation de dernière minute par le groupes prévu initialement, Bowie et ses Spiders From Mars sautent sur l’occasion. Et ce n’était pas gagné ! Il avait fallu des mois d’insistance pour qu’Anya réussisse enfin à faire entrer David dans Top of the Pops. Les directeurs de la BBC, choqués par les robes de David, étaient plutôt hostiles par principe : « Nous n’inscrivons pas de pervers dans cette émission. » Provocant l’air de rien, de sa grâce déchirante, Bowie ne manqua pas de semer le trouble par quelques minutes de sensualité androgyne. Bien joué, Starman… Sur la scène, dans un geste électrorotique, Ziggy s’amusera à taquiner davantage la guitare de Ronson, qui n’en demandait pas tant.
Dans ce livret, la part belle revient surtout à Ken Scott qui produisit l’album, dévoilant son travail si précieux dans la réalisation du son Ziggy, avec simplement quelques prises par chanson, car Bowie s’ennuyait rapidement en studio. Heureusement les Spiders from Mars assuraient à l’aise dans l’urgence, bouclant l’enregistrement en deux semaines. Il évoque aussi la performance de Bowie, qui n’était pas là pour rigoler, en pleine maîtrise de son art : « Sa voix était parfaite 95 % du temps. C’était vraiment le meilleur chanteur avec lequel j’ai travaillé, et pourtant j’ai bossé avec John Lennon et Paul McCartney. C’était un musicien moyen, et s’il pouvait gratter ses cordes correctement, il savait ce qu’il voulait et convaincre d’autres personnes de lui donner ce qu’il attendait. Mais en tant que chanteur, il était sans égal, littéralement. Il était le meilleur. » L’anecdote sur un Bowie finissant en pleurs et en cris sur l’unique prise de Five Years est révélatrice de cette intensité sur le fil du rasoir, lors d’une séance mémorable pour tous les témoins dans le studio. On ne plaisante plus.
Masque et miroir tout à la fois, Ziggy Stardust colla à la peau de David pendant des mois au point de l’étouffer. Apprenti sorcier piégé par son sortilège, le chanteur sacrifia sa santé mentale (« A Lad Insane? »), sa créature finissant par le dévorer totalement de l’intérieur : « Au début, Ziggy ne devait exister que sur scène, mais petit à petit, il m’a remplacé dans la vie privée. Je ne savais plus où il finissait et où je commençais. Aujourd’hui encore, je ne me rappelle plus très bien qui j’étais à cette époque. Je tenais tellement mon rôle que je n’existais plus du tout. Ce n’était vraiment pas drôle d’être Ziggy 24 heures sur 24. Je me souviens d’une solitude atroce. Comme je m’imaginais totalement exclu de la société, j’avais créé la mienne, ce qui a eu pour but de m’éloigner encore plus de la réalité. J’étais dans un tel chaos psychologique, c’est un miracle que je m’en sois sorti indemne. Enfin, peut-être pas entier mais en quelques morceaux seulement ! Morceaux que j’ai réussi à recoller au fil des années. » Le prix du succès sans conteste avant la mise à mort du monstre sacré sur la scène de l’Hammersmith Odeon en juillet 73, David se dépouillant enfin de Ziggy pour sauver sa peau…du moins le croyait-il, avant des années de cocaïne en Amérique.
Parlophone se lance donc dans la parution coup sur coup de coffrets similaires dans la forme, tels que Conversation Piece ou Divine Symmetry, annonciateurs probablement de publications du même calibre pour les autres albums des seventies, Aladdin Sane pour commencer… Rock’n’Roll Star s’arrêtant en octobre 72, c’est donc l’espoir de découvrir pour la suite des archives légendaires… « Ahhh, Wham Bam Thank Ya Ma’am ! »
Amaury de Lauzanne