Même si, avec seulement 40 minutes, C’est pas moi ne signe pas officiellement un retour de notre cher Leos Carax, c’est quand même l’occasion de savourer du grand cinéma.
On en connaît qui vont détester C’est pas moi, le dernier film de Leos Carax : d’abord, ceux qui détestent Carax, presque par principe, sans qu’on sache vraiment pourquoi (et eux non plus, d’ailleurs…) : trop original ? trop audacieux ? trop marginal ? trop différent ? (comme si toutes ces qualités d’un artiste étaient pour eux des défauts, des signes d’une soi-disant arrogance d’un cinéma « intello », qui est pourtant aujourd’hui vilipendé partout, piétiné même). Mais aussi, et ils sont bien plus nombreux, ceux qui haïssent Jean-Luc Godard.
Car pour ce moyen métrage, commandité à l’origine par le Musée Georges Pompidou pour un événement qui n’aura finalement pas lieu, Carax, taquin, a adopté – presque un copié collé, en fait – la forme « godardienne » de l’essai réflexif sur le cinéma, mêlant fragments de films, montage sonore perturbant, jeux de mots malins, etc. Pourquoi cet hommage surprenant, demanderez-vous, alors qu’on trouvait jusque là peu de traces de l’influence de Godard dans le cinéma de Carax – hormis, évidemment, une célébration de la liberté de créer qui vient assez directement de la Nouvelle Vague ? Pour honorer, justement, le vieux maître disparu ? Ou parce que, quand on parle de réfléchir sur le Cinéma et sur la place de l’auteur dans le flux historique des films, mais aussi par rapport à l’histoire et à la réalité contemporaine, nul ne l’a aussi bien fait que Godard ? Oui, sans doute… Ou plutôt, oui, peut-être.
Car il y a aussi l’hypothèse, plus savoureuse, plus compatible avec l’esprit punk du créateur de « Monsieur Merde », du simple pastiche. Et cette hypothèse n’est pas absurde : plus C’est pas moi avance, même avec ses jeux de mots très typiques de Godard (du genre : « supprimer le grain de beauté, c’est tuer la beauté, car la beauté a besoin du grain » – de l’image, au cinéma), plus la personnalité de Carax s’impose. Parce que si Godard, c’est la froide intelligence, Carax, c’est l’émotion bouillonnante. Et le mouvement, bien entendu : le MOUVEMENT. Mais le mouvement avec la MUSIQUE. D’ailleurs toutes les musiques que Carax aime, ou presque (on n’a pas entendu Manset, cette fois, mais peut-être l’a-t-on loupé) sont là, et en premier lieu Sparks (« Oh, what a lovely city! » en virevoltant sur un pont de Paris, la nuit…), évidemment. Et Bowie, qui illumine – forcément – la dernière partie de C’est pas moi. Il y a évidemment la course inoubliable de Denis Lavant sur Modern Love (Mauvais Sang), mais il y a aussi la voix mourante de Bowie sur Lazarus, extirpée de la musique, nue et terrible. Pour nous rappeler que finalement, le Cinéma, c’est la VIE (Modern Love) et c’est tout autant la MORT (Lazarus). Et soyons honnête, cette combinaison entre des images fulgurantes et des musiques extraordinaires, c’est bien là l’expression la plus évidente du « génie » de Carax. Et même si ça nous coûte de le dire, de l’écrire, c’est là où Carax dépasse Godard. Ou, tout au moins, qu’il est plus pertinent aujourd’hui, plus MODERNE : la pensée et les mots sont transcendés par le mouvement et la musique.
Mais Carax, comme tout bon réalisateur du XXIème siècle, ne résiste pas à nous faire le coup de la scène post-générique. Ne la manquez pas, car c’est la plus belle du film. Car c’est aussi une « vraie scène », créée et filmée pour C’est pas moi, et pas seulement une récupération d’images préexistantes : c’est Annette, le pantin vivant, qui remplace Lavant, et court sur la musique de Bowie. Jusqu’à un envol final – sublime – qui met, forcément, les larmes aux yeux.
Et qui nous rappelle, au cas où on l’aurait oublié, que Carax est très, très fort.
Eric Debarnot