Prince and the Revolution – Purple Rain : il y a 40 ans jour pour jour.

Il y a quarante ans jour pour jour, Prince sortait (avec The Revolution) Purple Rain. Et prouvait que les albums les plus audacieux et les plus fous pouvaient être aussi des succès de masse.

Purple Rain Image

Avant de sortir la BO qui fera de lui une mégastar, Prince avait déjà eu un parcours conséquent.  Rayon provocation sexuelle sur fond de funk, il avait dix coups d’avance sur le Gainsbourg de Love on the beat : inceste (Sister); ménage à trois (When you were mine), fellation (Head), confusion des sexes (Controversy)… Look scénique renvoyant à l’exhibitionnisme (imperméable) et à la confusion des identités sexuelles (le porte jarretelles). Musicalement, sa fusion entre synthétiseurs funk et guitares rock était déjà au point, de même que sa signature rythmique.

Son premier double album (1999, daté de 1982) est son premier chef d’œuvre. Un album dont le morceau titre manifeste déjà le désir de conjurer la peur d’une apocalypse par la fête. Et dont l’Everest Little Red Corvette vaut autant pour ses synthétiseurs atmosphériques que pour la géniale inversion de son texte. Femme comparée à une voiture… mais pas avec l’idée de trophée que cela implique, surtout dans les années 1980. Plutôt une collectionneuse de coups d’un soir en forme de bolide fonçant droit dans le mur. Pendant que c’est Monsieur qui espérait du sérieux. Les ventes de l’album à domicile permettent à Prince de vivre de ses royalties.

Mais, même si le temps des jets de projectiles subis lors de ses deux premières parties des Stones est derrière lui, ce n’est pas encore le grand succès. L’album est en effet éclipsé par l’ouragan Thriller sorti peu de temps après. Un succès jacksonien en partie boosté par MTV, chaine de télévision naissante qui révolutionnera la promotion musicale en faisant des 1980s la décennie du vidéoclip. Un succès dont Prince bénéficiera plus tard car normalisant la présence de la musique noire au sommet des charts.

Purple Rain, c’est d’abord un film. Un exemple de plus, après Shaft, The Mack, Foxy Brown, Coffy et Superfly, de BO d’une valeur artistique nettement plus élevée que le film qu’elle accompagne. Un film ceci dit inséparable de l’impact de l’album. Prince est en effet un cinéphile féru entre autres de Lynch (Eraserhead) et de Wertmüller (Vers un destin insolite sur les flots bleus de l’été, dont le remake par Guy Ritchie avec… Madonna a une très sale réputation). Prince donnera d’ailleurs à Appolonia Kotero, actrice principale du film, le prénom de scène Appolonia en souvenir du personnage d’Appolonia Vitelli-Corleone, première femme de Michael durant son exil sicilien, dans Le Parrain.

Prince voulait faire un film dès son début de carrière. Il lance un défi à son management (dont fait partie Roberto Cavallo) : un film par un gros studio hollywoodien ou il les vire. Cavallo trouve William Blinn (scénariste de la série Fame) qui pond à partir de suggestions princières un script peu apprécié par les éventuels financeurs. Cavallo voit alors Reckless, premier film de James Foley (Comme un chien enragé, Glengarry). La séance finie, il parle sans le savoir au monteur du film (Albert Magnoli) et le complimente sur le montage. Le script est alors soumis à Foley qui ne l’aime pas. Cavallo le fait lire à Magnoli pour comprendre le problème.

Une fois les critiques formulées, la solution Magnoli à la réalisation se dessine. Magnoli part à Minneapolis. Il cherche à décoder à travers ses attitudes un Prince se dévoilant peu. En devinant quelques-uns de ses soucis personnels il convainc Prince de réviser la structure du film. Magnoli se nourrit de l’agitation de la vie de Prince (tentative de réconciliation avec son père, multiples amantes) pour l’injecter dans le film. Il fait du film un véhicule promotionnel princier.

Un film se déroulant beaucoup dans une salle désormais mythique : la First Avenue, seul club du coin acceptant à l’époque des concerts d’artistes noirs. Et pour l’anecdote aussi un lieu de la scène indie locale (The Replacements). Contrairement au CBGB, le club existe toujours, sans doute grâce aux retombées touristiques princières. Prince refuse de promouvoir le film en interview. Choix raccord du mystère entretenu par Prince au cours de sa carrière mais pas des us et coutumes du monde du cinéma.

Et c’est la musique qui fait office de premier ballon promotionnel du film. Le 16 mai 1984, When doves cry sort en single. C’est le premier numéro un de Prince à la maison. Ceci dit, la promotion n’a pas fait de lien trop direct avec le film. Peur qu’un flop impacte le film ? Le 25 juin sort l’album. Une sortie éclipsée médiatiquement par celle récente de Born  in the USA : l’album du Boss aura les faveurs de la critique généraliste, alors que les spécialistes de la musique noire salueront d’emblée Purple Rain comme un classique. Le succès est au rendez-vous : 1.5 millions d’albums la semaine de sortie… et le film n’est toujours pas en salles.

Après avoir servi son futur rival musical Jackson, MTV donne un coup de pouce à Prince en couvrant l’avant-première le 26 juillet à Los Angeles. Le film sort le lendemain. Il double SOS Fantômes le premier week-end. Prince devient le premier artiste à avoir un film, un album et un single numéro un en même temps. 1984 sera la première année où Warner Music génèrera plus de revenus que Warner Cinema.

Publicité parfaite pour le génie scénique de Prince and the Revolution, le film est (trop) bien accueilli par la critique à domicile. La redoutée Pauline Kael descend le film (à juste titre) mais a le nez creux concernant Prince : « Il n’est pas difficile de voir ce qui plaît aux adolescents dans le film. Les chansons de Prince sont un appel à la libre expression de l’énergie sexuelle et sa souffrance est une version surcomprimée de ce qui fit de James Dean une idole pour les jeunes spectateurs de son temps. ».

Cette fois Prince est au bon endroit au bon moment. L’attention médiatique se recentre sur lui. A l’image de ces champions dont la domination lasse, Jackson avait besoin d’un rival et Prince devient ce dernier aux yeux des médias. Un rival bientôt rejoint par Madonna sur le terrain de la provocation sexuelle. Un rival qui met l’androgynie au centre de la pop culture mondiale. Bien sûr, il y avait Marc Bolan, dont l’univers fait d’hédonisme et de voitures de luxe annonçait Prince. Et Bowie/Ziggy Stardust. Mais le Bowie early seventies et T-Rex ne furent des phénomènes de masse qu’au Royaume-Uni. Et aux States les New York Dolls ne dépassèrent jamais le statut de groupe culte et (très) influent.

Le 4 novembre 1984 voit le début d’une tournée US avec 5 dates à Minneapolis en point culminant. Et Prince est déjà ailleurs : une démo des musiciennes révolutionnaires Wendy Melvoin et Lisa Coleman inspirée de la période psychédélique des Beatles allume la mèche de la direction artistique d’Around the world in a day.

Purple Rain s’ouvre sur Let’s go crazy avec un orgue d’église et un véritable sermon princier. Il sera ensuite moins question de folie que de résistance à la tentation. Don’t let the delevator bring you down. (Ne laissez pas le descenseur vous mettre à terre) Le descenseur fait office ici de métaphore du Diable. Les boites à rythmes menant le morceau tambour battant, les synthétiseurs, les chœurs beatlesques, le riff rock offrent un magma sonore accompagnant l’évidence pop de la mélodie. Un premier solo de guitare s’aventure sur le terrain de la saturation hendrixienne. Et tous les autres instruments seront tus lors du second solo. Avant un retour dans une Outro chaotique.

Aux States, c’est Erotic City qui sera la face B du single. Un morceau culte pour les fans de Prince, appartenant à une série de perles minimalistes de la discographie princière. Et surtout un morceau dont la présence en B Side rappelle que le sexe n’est jamais très loin du religieux chez le Napoléon du Funk, et vice versa. Enfin, c’est la première apparition de Sheila E., batteuse fille de Pete Escoveido (du groupe Santana), dans la discographie princière.

Suit Take me with you, prévue pour l’album d’Appolonia 6 mais finalement mise ici pour habiller une scène avec Prince et Appolonia à moto. L’arrangement de cordes est signé Lisa Coleman, Appolonia chante en duo et la batterie tenue par Sheila E.. Pure parenthèse pop sixties de courte durée avant le retour à quelque chose de plus tourmenté. Même si la tristesse de The Beautful Ones est basée sur ce qui fut le carburant de bien des classiques rock : un homme déclarant sa flamme à celle qui est avec un autre. Pour cette raison, l’inspiration de la chanson fut longtemps attribuée à Susannah Melvoin. Sœur jumelle de Wendy qui était avec un autre lorsque Prince l’a rencontrée.

Mais selon Prince himself la chanson serait plutôt liée au départ du tournage du film de Vanity, son ancienne muse et compagne. The beautiful ones you always seem to lose (les plus belles, tu sembles toujours les perdre). Tandis que le thème de la chanson serait dérivé du scénario du film. Démarrant sur du piano refait au synthétiseur et une boite à rythmes, le morceau, ballade princière majeure, s’achève sur de la guitare saturée et un poignant falsetto.

L’addition à la dernière minute sur l’album de Take me with you aura une conséquence : Prince raccourcira Computer Blue. Morceau à la composition duquel ont participé Wendy, Lisa et le clavier du groupe Doctor Fink. Avec un solo reprenant un morceau coécrit au piano par Prince et son père. Premier cut de 14 minutes raccourci à 12 minutes. Version qui se retrouvera sur la réédition 2017 de Purple Rain. Puis 7 minutes 30 secondes. Avant le final cut de 3 minutes 59.  Morceau qui reste dans sa version écourtée un des plus saisissants de l’album.

Un tel morceau dans un Best Seller de ce calibre, c’est un peu comme lorsque Lennon chantait Happiness is a warm gun sur le White Album. Le morceau s’ouvre sur un dialogue entre Wendy et Lisa qui fit couler beaucoup d’encre, et pas qu’à cause de leur relation amoureuse de l’époque. Wendy? / Yes, Lisa ? / Is the water warm enough? / Yes, Lisa. / Shall we begin? / Yes, Lisa. (Wendy ? Oui Lisa ? L’eau est assez chaude ? Oui Lisa. On peut commencer ? Oui Lisa.). Moment qui fut interprété comme une relation de domination entre elles. Dans le film, Melvoin simulera une fellation à genoux pendant le solo de Prince sur une version scénique du morceau. Appel du pied probablement conscient à Ronson et Ziggy.

Côté texte, il est question de comparer le dérèglement de la vie amoureuse à celui d’un ordinateur. Et musicalement le speech de Wendy et Lisa est suivi d’un mélange de synthétiseurs agressifs et de guitares saturées. Avant un solo hard rock et un relâchement du morceau sur la fin accompagné d‘un nouveau solo de guitare. Et le retour de thème d’introduction accompagné d’un hurlement princier. Tant de ruptures dans un morceau d’une durée si brève laisse coi.

La fin du morceau fait la transition avec Darling Nikki. Morceau célèbre parce qu’une Tipper Gore outrée en découvrant sa fille de 11 ans l’écouter créa fissa le Parents Music Resource Centre, célèbre pour ses Parental Advisory Stickers. Le texte est sans doute le plus proche des débuts de carrière de Prince. Rencontre dans un hôtel avec une Nikki se masturbant en public en lisant un magazine, arrivée dans son appartement bourré de sex toys, sexe ultramémorable du côté du narrateur. Oui mais une jouissance aux airs de possession démoniaque : The castle started spinning or maybe it was my brain. (Le château commença à trembler ou c’était peut-être mon cevreau.).

Et surtout un retour de l’effet d’inversion de Little Red Corvette : Monsieur se réveille après un coup d’un soir et Elle s’est cassée. Mais le religieux fait son retour sur la fin avec un message enregistré à l’envers -coucou les Beatles- : Hello how are you ? / I’m fine cause I know that the Lord is coming soon, coming, coming soon. (Bonjour, comment vas-tu ? ça va car je sais que le Seigneur arrive bientôt.). Quant à la musique… les boites à rythmes, la guitare entre sensuel et saturé violent, les falsettos princiers de fin frustrés de l’absence de Nikki et en redemandant, tout ceci n’est pas loin rayon intensité érotique du Springsteen de Candy’s Room.

Suit When doves cry, hit écrit sur commande. Magnoli avait en effet besoin lors du montage du film d’un morceau reflétant les tourments de Prince et les thèmes du film (parents, perte, rédemption…). Le lendemain Prince a deux chansons prêtes et enregistre When doves cry. Morceau dont il décide d’enlever la ligne de basse, surlignant l’idée de manque et de fêlure présente dans le morceau. Il est ici question de la peur de reproduire les erreurs tragiques des parents dans les relations de couple. Crainte du personnage joué par Prince, dont la père brutalise la mère dans le film, par rapport à celui joué par Appolonia Kotero. Maybe I’m just like my father, too bold / Maybe you’re just like my mother / She’s never satisfied. (Peut-être suis-je trop têtu comme mon père, peut-être es-tu comme ma mère, jamais satisfaite.).

I would die 4 U, c’est Prince prenant la posture du Messie, celui dont la présence apaise le monde. Quoi que le I’m not a woman / I’m not a man / I am something that you’ll never understand (Je ne suis pas une femme ni un homme, je suis quelque chose que vous ne comprendrez jamais) puisse être reçu comme un Prince transcendant les identités sexuelles de plus.

Baby I’m a star était le morceau de fin du film. Mais Prince a modifié dans l’album l’ordre des morceaux par rapport au film. Par cohérence et pour faire du morceau titre le climax de l’album. Baby I’m a star s’ouvre sur une ligne de basse pas mélodique mais inséparable de l’énergie et de l’identité sonore du morceau. Parce qu’elle donne l’impression d’être un second élément rythmant le morceau, en plus de la batterie. Un morceau débutant avec des cordes pour aller sur la fin vers l’énergie du synthétiseur funky de Doctor Fink. Un morceau où l’on entend encore du recorded backwards, cette fois une diatribe anti-critiques. Pour un texte en forme d’autoproclamation mégalo et maline. Puisque, du fait du We are a star ! des chœurs, tous les fidèles/fans de Prince peuvent accéder à ce statut.

Reste donc Purple Rain, morceau emblématique de Prince. Un morceau résumant le projet de l’album : repousser ses limites, artistiques et de public. Aller au-delà de l’alliance synthé guitare rock des débuts de Prince, c’est ce que l’album a réussi à faire jusque là. Envie d’atteindre un public plus large aussi. Prince avait demandé au claviérste Doctor Fink pourquoi Bob Seger était si populaire. Fink a alors mentionné les ballades de Seger (We’ve got tonight). Il suggère à Prince d’écrire un morceau dans ce style. Prince citera plus tard Seger comme inspiration quand les deux seront intronisés au Rock and Roll Hall of Fame la même année.

Se rendant compte des similitudes de Purple Rain avec le morceau Faithfully de Journey, Prince fera écouter une version du morceau au claviérste du groupe Jonathan Cain. Lequel indiquera que Prince ne sera pas attaqué en justice. Stevie Nicks de Fleetwood Mac avait quant à elle composé le morceau Stand Back, très fortement inspiré de Little Red Corvette. Cela avait permis aux deux artistes d’entrer en contact. Prince soumet à Nicks le morceau pour qu’elle écrive un texte : se sentant écrasée par ce dernier, elle refusera.

Mais Wendy Melvoin sera décisive. Elle avait en effet remplacé le guitariste Dez Dickerson dans The Revolution, rejoignant sa compagne Lisa Coleman.  Il s’agissait aussi de la réalisation d’un rêve d’adolescence. En boite de nuit, elle avait aimé Soft and Wet et demandé au DJ quelle femme chantait le morceau. C’était Prince. Wendy amène à Purple Rain ses accords d’ouverture et une direction différente de sa direction country de départ. Le First Avenue Benefit du 3 août 1983, concert caritatif se déroulant dans le club,  sera celui de la première version live du morceau. Une version qui sera remontée et retravaillée pour le disque. Raccourcissement de l’intro et du solo de guitare, partie piano renforcée, troisième couplet coupé, addition d’harmonies vocales, d’échos sur la voix de Prince et de cordes.

Le pluie pourpre du texte ? A cause du look hendrixien de Prince dans le clip et de l’influence musicale évidente d’Hendrix sur Prince, certains ont pensé à Purple Haze. Mais le terme pluie pourpre était déjà présent en 1972 dans Ventura Highway du groupe America. Le ciel était lui déjà pourpre dans le morceau 1999. Idée que le morceau associait à l’idée de Jugement Dernier. Selon Prince, lorsqu’il y a du sang dans le ciel, ce dernier se mélange au bleu pour produire du pourpre. Le pourpre, c’était aussi le manteau de pourpre dont était vêtu Jésus avant la crucifixion.

Pour Prince, il est question dans le morceau de fin du monde, d’être avec la personne aimée, et de se laisser guider par Dieu/sa foi au milieu de la pluie pourpre. Un univers d’apocalypse synchrone d’une année 1984 où Reagan promettait à l’URSS une Guerre des Etoiles. Une année 1984 faite de peur du nucléaire et du souvenir d’Orwell. S’il partage le regard divin d’un I would die for you, il y a dans le texte de Purple Rain une posture de repentance (I could never steal you from another : je ne pourrais jamais te voler à un autre) la rendant plus proche de l’auditeur.

Si les années 1980 ont eu pendant longtemps mauvaise réputation musicalement, ce n’était point par manque de chefs d’œuvre sur la période. Mais parce que les œuvres les plus vitales artistiquement de l’époque furent rarement des succès de masse comparables aux classiques des Fab Four de la fin des années 1960. Une règle souffrant quelques exceptions parmi lesquelles ce Purple Rain. Et Prince trouvera des admirateurs jusque chez les grands noms du rock indépendant de l’époque : un Morrissey pourtant pas très fanatique du mainstream des années 1980, Robert Smith, et R.E.M. qui reprendront Raspberry Beret sans Michael Stipe mais avec Warren Zevon dans le projet  Hindu Love Gods.

Eléments biographiques repris de Let’s go crazy : Prince and the making of Purple Rain d’Alan Light

Ordell Robbie

Prince and the Revolution – Purple Rain
Label : Warner Bros. Records
Date de sortie : 25 juin 1984