Dark Matter est l’une des fictions les plus étonnantes que l’on ait pu voir sur le thème des mondes parallèles : au-delà du genre SF qui sous-tend le concept de réalités alternatives, la série de Blake Crouch s’épanouit pleinement dans un très beau mélodrame familial.
Le concept de mondes parallèles, c’est-à-dire de la possible existence de multiples réalités co-existant dans une autre dimension que celles que nous percevons, avant de devenir un gimmick fatigué aux mains de Marvel, a, en plus d’intriguer les scientifiques les plus sérieux, donné lieu à une multitude de romans et de nouvelles de Science-Fiction. Et on ne compte pas les chefs d’œuvre que des écrivains géniaux comme Richard Matheson ou Philip K. Dick nous ont laissés sur ce thème fécond. En 2016, un écrivain US – pas du niveau de Matheson ou Dick, précisons-le à toutes fins utiles -, Blake Crouch, ajouta sa pierre à l’édifice avec Dark Matter, l’histoire de Jason, un chercheur en physique quantique qui, après avoir été kidnappé, se retrouve dans un monde qui ressemble beaucoup au sien, mais dans lequel il n’a jamais épousé Daniela, la femme de sa vie. Le livre se vendit bien, même avec des critiques pour le moins mitigées vis à vis du manque de cohérence de la partie « SF », pseudo-scientifique, sous-tendant l’histoire – à suspense – des tentatives de Jason pour « rentrer chez lui ».
Et voilà que Blake Crouch, financé par Apple TV+, remet le couvert en adaptant son propre livre en une série télévisée. N’ayant pas lu le livre, nous ne pourrons pas juger de ce qui provient dans Dark Matter de l’oeuvre originale (on l’a dit, plutôt critiquée) et de ce qui a été modifié / amélioré par l’équipe de co-scénaristes qui ont écrit le scénario des neuf épisodes de la série. Mais le résultat, après un démarrage qui nous laisse dubitatifs – les deux premiers épisodes ronronnent un peu, et semblent nourris de mille et une banalités prévisibles car déjà trop souvent lues ou vues – s’avère une excellente surprise.
Il y a dans Dark Matter au moins trois films : un thriller de SF (« Jason réussira-t-il à rentrer chez lui et récupérer sa famille désormais accaparée par son kidnappeur, avant que celui-ci ne la détruise ? »), un pur délire de fantasy (on visite tout un tas de mondes parallèles, plus ou moins éloignés du nôtre), et un drame familial, virant progressivement au mélodrame. Et pour simplifier, disons que le thriller de SF est assez faible, peu crédible et confus, le volet fantasy distrayant et servi par quelques effets spéciaux pas trop mal gérés, et que le mélodrame familial est une vraie réussite.
Les raisons de cette réussite sont multiples : d’abord, elle est basée sur des interrogations probablement universelles, qui sont de savoir si l’on a fait à un moment ou à un autre le bon choix en termes de personne avec qui construire sa vie, alors que l’usure du temps change, voire efface peu à peu celle ou celui qu’on a rencontré(e) et aimé(e). Sommes-nous réellement heureux dans notre vie ? S’il fallait la recommencer, ferions-nous les mêmes choix ? Et surtout, car c’est finalement là le GRAND SUJET de Dark Matter, qui rend les derniers épisodes de la série passionnants, après un twist redoutable à la fin du septième épisode (In the Fires of Dead Stars) : qu’est-ce qui différencie la personne que nous aimons des autres, et qui fait que nous l’aimons de manière unique ?
Ensuite, Blake Crouch a la chance d’avoir dans son casting deux (voir trois, en comptant l’excellente actrice brésilienne Alice Braga – nièce de l’immense Sonia Braga -, que l’on aimerait voire plus !) deux interprètes de très haut niveau : Jennifer Connelly, magnétique au possible, et Joel Edgerton, qui trouve ici l’un de ses meilleurs rôles, ou en tous cas l’un des plus fins puisque basé sur sa capacité à créer de subtiles différentes de comportement. Le fait de focaliser finalement Dark Matter sur le mélodrame amoureux et familial permet d’exploiter au maximum leur talent, et rend la série différente de ce à quoi on s’attendait, et donc mémorable.
Bien sûr, à la fin, même si l’aventure de Jason et Daniela peut être considérée comme conclue, pour le meilleur ou pour le pire, quelques plans sur les autres personnages de Dark Matter laissent entendre que, en cas de succès, une seconde saison serait possible, qui tirerait d’autres fils narratifs. Pas sûr que ce soit une bonne idée…
Eric Debarnot