Avec ses audaces, son souffle de mise en scène et sa dimension prométhéenne synchrone de son sujet, Napoléon vu par Abel Gance est le panache fait film. Une œuvre qu’il est désormais possible de redécouvrir restaurée dans son montage de référence.
Le premier aspect événementiel de cette version du Napoléon d’Abel Gance est de proposer le film dans son montage nommé Grande Version. Le film durait 3h27mn dans sa première version projetée en salles en 1927, dite Opéra. Une version contenant les fameux triptyques du film, scènes projetées sur trois écrans en même temps. Gance montre ensuite à des professionnels et des journalistes une version de 9h40mn sans triptyques dite Apollo.
Il remonte le film dans une version de 7 heures avec les triptyques. Cette Grande Version sera la version de référence, vendue à la MGM pour l’exploitation internationale. Version que la MGM n’hésitera pas à réduire et à massacrer. Version que cette restauration veut reconstruire. En y ajoutant une bande son majoritairement dans la démarche de la bande son d’origine, celle d’un pot-pourri de morceaux de musique classique habillant les scènes du film. Entre parenthèses, ce principe est assez précurseur des bandes son jukebox made in Scorsese.
Mais le vrai évènement, c’est la possibilité de revoir facilement en salles un film pour lequel il fallait ces dernières années se tourner vers l’import. Me concernant, ce fut ma première vision du film avec des intertitres en français. Découvert au milieu des années 2000 dans un DVD espagnol reprenant le montage de 3h40 projeté à New York par Francis Ford Coppola et avec un score composé par le père du réalisateur du Parrain. Puis revu au milieu des années 2010 dans la version de 5h32 du Blu-Ray du British Film Institute. Jusqu’à présent, je n’avais donc vu Napoléon complimenter Rouget de Lisle sur La Marseillaise que dans la langue de Shakespeare.
Il savait que c’était impossible, c’est pourquoi il l’a fait.
Allant de la jeunesse de Napoléon Bonaparte à la Campagne d’Italie, le biopic de Gance est pensé dans un esprit annonçant celui du Welles de Citizen Kane et de sa légendaire caméra traversant une fenêtre : rendre possible en bricolant ce que la technique d’époque ne permettait pas. Impossible n’est pas français, impossible n’est pas Gance. Caméra placée sur une luge pour dévaler la pente pendant la bataille de boules de neiges. Caméra attachée à une cuirasse portée par un cameraman lors de la même scène pour la rendre facilement mobile et ce bien avant la steadicam. Caméra montée pour glisser dans une guillotine afin de faire un mouvement en grue. Caméra placée sur un cheval lors de la course poursuite équestre Pozzo Di Borgo/Napoléon. Caméra attachée à ce qui semble une balançoire ou un pendulier pour mimer le tumulte de la Terreur. Et bien sûr trois caméras attachées au même trépied pour les scènes projetées sur trois écrans de la Campagne d’Italie.
Moment (possiblement inventé par les laudateurs de la Bicorne selon le Musée de l’Armée) de la naissance du génie tacticien de Napoléon, la bataille des boules de neige est filmée avec de l’effet caméra à l’épaule… alors que la technologie n’existe pas. Cette superbe scène d’ouverture use de ces surimpressions courantes dans le cinéma des années 1920. Mais raconte aussi l’euphorie de ce succès tactique napoléonien en créant de la confusion par le montage. Procédé d’ailleurs souvent usité par le cinéma d’avant-garde des années 1920. Revisitée par Vigo dans Zéro de conduite, la bataille de polochons tente elle de se saisir des détails de l’action en coupant en 4 puis en 9 l’écran. Le split screen avant le split screen.
Dans les scènes italiennes, une seule image recouvre parfois les trois écrans, évoquant le format de certaines peintures du 19ème siècle célébrant les succès napoléoniens. Sans parler du mythique moment des trois écrans en Bleu, Blanc, Rouge. La Campagne d’Italie, c’est un génial feu d’artifice final. Tout s’y télescope : la première explosion de Napoléon sur la scène européenne, les souvenirs de jeunesse et l’absence de Joséphine.
Imprimer la légende…
Sommet du film, la séquence du Club des cordeliers, au cours de laquelle La Marseillaise est chantée pour la première fois, est un coup d’éclat formel et d’écriture symbolisant l’esprit du film. Le face à face Napoléon/Rouget de Lisle n’a jamais eu lieu. Plus tard, le compositeur attaquera l’empereur pour concentration des pouvoirs. Sous l’Empire, Napoléon préfèrera de plus Veillons au salut de l’Empire, Le Chant du départ et La Marche consulaire. Sans qu’il y ait interdiction formelle de La Marseillaise.
Mais dans la scène du Club des cordeliers ce qui compte c’est l’esprit de l’histoire, l’idée de mettre Napoléon dans la filiation directe de 1789. Un Robespierre assis sur un siège avec un sommet en forme d’aigle suggère d’ailleurs que c’est Bonaparte qui sauvera 1789 de la Terreur. Poser en somme, dans la lignée de Victor Hugo, le Napoléon sauveur de la Révolution mythifié. Une façon de faire comparable à bien des biopics hollywoodiens « basés sur une histoire vraie » préférant une vérité d’esprit à une vérité factuelle.
Imprimer la légende, ce que font aussi pendant la scène des accélérations de montage préfigurant le vidéoclip sauce MTV, une Marianne surgissant en surimpression et des mouvements de caméra immergeant dans une foule du Tiers Etat fredonnant pour la première fois l’Hymne National.
…Et suggérer sa face noire.
Cette approche n’exclut pas un regard critique sur le mythe par petites touches. Parce que la cage de son aigle a été ouverte par deux garçons de l’Ecole Militaire de Brienne (le laissant échapper), Napoléon veut punir tous ses camarades de promotion parce qu’aucun ne se dénonce. L’autocrate pointe le bout de son nez. Plus tard, Napoléon revient dans la salle du Manège avant de partir en Italie et y entend les voix de Danton, Marat, Robespierre et Saint-Just. Des voix faisant de lui l’héritier de la Révolution, celui qui la sauvera en envahissant les autres pays pour répandre les idéaux révolutionnaires.
Mais les mêmes le préviennent que s’il oublie son héritage révolutionnaire, cela se retournera contre lui. Le messianisme de l’homme providentiel est là… ainsi que la suggestion des dérives futures. La bataille de Toulon incarne elle l’application grandeur nature des préceptes stratégiques de la bataille de boule de neiges. Ceci dit, ses intempéries évoquent les conditions pénibles de cette Guerre 1914-1918 déjà abordée par le cinéaste avec J’accuse. L’immense prix humain des succès napoléoniens est là en filigrane.
Parler du passé au présent
1914-1918 est aussi présente au travers des conditions de vie des soldats lors de la Campagne d’Italie. Le génie oratoire napoléonien transformera certes les soldats en guerriers indestructibles… en faisant miroiter (un mirage ?) du bonheur une fois le pays annexé. Comme dans bien des biopics à venir, le sujet historique passé est donc vu à travers le filtre du présent de sa date de production. L’effervescence festive de la soirée où Napoléon et Joséphine nouent un premier vrai contact évoque celle des Années Folles.
Sans parler du coup de génie du scénario, écrit à une époque où se développe la publicité en France : imaginer une poupée de Napoléon Bonaparte mise en vente au lendemain de son ascension. Un culte naissant se retrouve alors consolidé par le merchandising. Enfin, comment ne pas penser au mimétisme suscité par les people face à un personnage de jeune adoratrice de la Bicorne recopiant la coupe de cheveux de Joséphine ?
Un film insulaire
Comparaison facile : le film est au cinéma français ce que la Corse est à la France. Une île. Membre comme Marcel L’Herbier et Germaine Dulac de la première avant-garde du cinéma français, Gance n’est certes pas le seul cinéaste de son temps à rêver le cinéma comme un symphonie visuelle. Mais il est le seul à avoir incarné un cinéma épique, follement mythologique proche dans l’esprit de celui pratiqué par D.W. Griffith et Eisenstein (d’ailleurs adorateur déclaré du biopic à la bicorne).
De plus, Gance n’a pas vraiment eu d’héritage hexagonal abondant. La majorité des classiques du cinéma français n’arpente pas le terrain d’un cinéma épique et très visuel vu du côté de la Russie dans les années 1920. Une idée du cinéma dont (entre autres) Scorsese, Cimino et Francis Ford Coppola sont les évidents héritiers. Les cinéastes de la Nouvelle Vague ont quant à eux célébré Gance mais n’ont pas été influencés par lui.
Parmi les descendants français, il y a sans doute Lelouch. Qui eut le déclic de cinéaste en assistant au tournage de Quand passent les cigognes lorsqu’il était cameraman reporter en URSS. Et fut donc comme Gance inspiré par une certaine veine du cinéma russe.
Carax aussi, dont le légendaire critique français Serge Daney disait que malgré les apparences il était plus proche de Gance que de Godard. Le Carax des débuts relevant effectivement, comme le cinéma de Gance, d’une hyperstylisation et d’un sentimentalisme exacerbé. C’est d’ailleurs ce sentimentalisme, ce flirt avec le ridicule qui divisèrent déjà en son temps chez Gance.
Napoléon est un peu à Gance ce que sera plus tard La Porte du Paradis pour Cimino : le projet pharaonique dans lequel il s’est brûlé, même si la suite ne fut pas totalement indigne d’intérêt. Le tournage fut rendu tumultueux par la faillite du principal bailleur de fonds. Si le film fut un succès en France, la concurrence du parlant le handicapa à l’étranger. Gance souhaitait tourner la vie de Napoléon jusqu’à Sainte-Hélène. Le coût du projet effraya les financeurs. Mais à l’instar du génial roman L’Homme sans qualités de Robert Musil, ce Napoléon demeure à la fois une œuvre inachevée et un immense accomplissement artistique.
Ordell Robbie
Napoléon vu par Abel Gance, partie 1 & 2
Film français réalisé par Abel Gance
Avec : Albert Dieudonné, Vladimir Roudenko, Edmond van Daele…
Genre : Biopic, Historique, Guerre
Durée : 3h51/3h27
Date de sortie en France : 1927, ressortie le 10 juillet 2024
NAPOLEON
Est-il possible de connaître les différentes périodes successives de l’Histoire couvertes dans chacune des 2 parties du film ?
Par exemple: la Marseillaise aux Cordeliers ?
Cordialement et Merci.
@FARAGGI:
SPOILER
Dans mon récent souvenir… Partie 1: L’école militaire de Brienne, Napoléon à Paris puis en Corse pendant la Révolution, la bataille de Toulon. Partie 2: la Terreur et sa fin, la rencontre avec Joséphine, la Campagne d’Italie.
FIN SPOILER