Dans cette dystopie qui a tout de la fable philosophique, Estelle Tharreau porte un regard très dur sur notre actualité moderne et questionne l’écologie de manière pointue. C’est fort, puissant, violent même.
Signe de notre époque troublée ? La dystopie est à la mode, y compris chez des auteur(e)s dont ce n’est habituellement pas le genre de prédilection.
Nous venons tout juste de croiser Estelle Tharreau dans l’un de ses polars « engagés » : Le dernier festin des vaincus, aux côtés des indiens Innus du Québec, et revoici donc la lyonnaise avec une dystopie qui rappelle beaucoup celle de Sophie Loubière (Obsolète) parue cette année également, par son regard amer sur notre actualité d’aujourd’hui et ses questionnements acérés sur l’écologie.
Deux auteures qui pourraient revendiquer l’héritage de George Orwell, qu’elles citent d’ailleurs toutes les deux.
Estelle Thareau cite également Ayn Rand : dans les années 50 elle fut la théoricienne de la mouvance des « objectivistes » un courant de pensée proche des libertariens, où l’on retrouve les partisans du plus pur laissez-faire capitaliste comme Alan Greenspan (l’ex-patron de la FED) ou Jimmy Wales (le fondateur de Wikipédia).
C’est à elle que l’on doit cette terrible maxime : « La question n’est pas de savoir si j’ai le droit de le faire, mais qui pourrait m’en empêcher », une philosophie qui depuis, guide les GAFAM de la Silicon Valley.
Dans le monde apocalyptique imaginé par Estelle Tharreau on retrouve ces « plateformes numériques » qui dominent désormais la planète : Goolis s’occupe de l’éducation, Ubris des transports, Paylis des finances, Amazis du commerce, … toute ressemblance avec etc …
Entre deux chapitres, les transcriptions d’une émission de radio clandestine nous donneront quelques détails sur le fonctionnement de ce monde futur (?) où les plus méritants, un esprit sain dans un corps sain, se sont réfugiés dans des « hypercentres » sécurisés.
Les autres, défaillants, malades, handicapés, inadaptés, stérilisés, tentent de survivre dans les zones désertiques abandonnées. Certains d’entre eux, les « recycleurs », sont même employés à démonter pièces par pièces les villes de l’ancienne civilisation, causant ainsi leur propre extinction, « participant activement à génocider leur propre espèce ». Un eugénisme puissance 10.
[…] HUMANIS avait enfin réussi à stériliser les humains défaillants. À créer les conditions nécessaires à la survie d’une Humanité plus parfaite, mais aussi à réduire la taille de l’Humanité de façon abyssale permettant ainsi le miracle écologique promis par RECYCLING.
Le monde en est arrivé là après être passé par les 7 stades de « l’emprise numérique », une échelle plutôt bien pensée, depuis le premier stade vers 1980 avec le premier ordinateur individuel d’Apple.
Et pour les sceptiques anti-complotistes, sachez qu’en 2024 nous avons déjà atteint le stade 4 de l’échelle d’Estelle Tharreau … donc, on arrête de ricaner au fond de la salle.
Certains trouveront bien sûr que l’auteure crie un peu trop vite au complot, et c’est sans doute nécessaire pour le côté romanesque de son bouquin, mais reconnaissons lui tout le mérite de poser de bonnes questions, assez dérangeantes, dans ce qui devient vite un véritable conte philosophique.
On apprécie le regard acéré et sans appel porté par Estelle Tharreau sur notre actualité d’aujourd’hui, sur l’écologie, sur l’économie capitaliste des « plateformes numériques », sur les travers récurrents de notre humanité qui oublie trop vite les leçons de son Histoire : racisme et exclusion, violences et exactions, …
Le propos est fort, puissant, violent même : si la lecture de cette fable d’anticipation est captivante, elle est aussi très dérangeante.
On se prend très vite d’empathie pour les personnages imaginés par l’auteure et l’on est rapidement entraîné dans cette lecture parce qu’on est pris dans leur lutte pour survivre aux aventures terribles qui les attendent, et qu’on est avide d’en découvrir plus sur ce monde futur.
Le lecteur va suivre plusieurs personnages dont les destins finiront par se croiser :
John est l’un des « recycleurs » chargés des basses besognes dans le démontage tardif de notre empreinte sur la planète.
Willy est un gamin au « scoring » défaillant, trop faible pour accéder aux écoles et à une vie normale. Ses parents l’ont rejeté et c’est sa nounou (guère mieux lotie : Rosa est positive au test de Starke) qui l’a récupéré.
Futhi est une jeune africaine aveugle qui semble douée du don de prescience et fait peur à tout le monde : en réalité, elle est « scorée » au niveau 10, un score théoriquement inatteignable. Ousmane l’a pris sous son aile.
Dans ce monde au bord de l’apocalypse, ils vont se retrouver, grâce à un flic au cœur un peu trop grand, dans les plaines de l’ouest américain au pied d’une muraille gigantesque qui rappelle celle de la série tv Colony.
Mais ni le lecteur, ni les survivants ne sont au bout de leurs surprises car « sauver la Terre ne suffira pas si l’homme n’évolue pas ».
Alors est-on bien sûr qu’on est arrivé au bout ? Le stade 7 était-il vraiment la dernière étape ou bien tout cela ne fait que commencer ?
[…] Vous savez ce qu’est le stade 7. Nous sommes nombreux à penser que ce n’est pas le stade final. Leur œuvre de destruction n’est pas achevée. L’horreur est à venir.
[…] Ils n’avaient pas le droit de le faire, mais ils l’ont fait et personne n’a pu les en empêcher.
[…] Ils venaient d’accomplir un crime contre l’espèce.
Bruno Ménétrier