En 2010, Scorsese élabore des visions d’épouvante tout en maniant les mécaniques périlleuses du film à twist. Derrière ce qui pouvait ressembler à une concession commerciale visant à surfer sur l’air d’un temps, Shutter Island est un film qui questionne la transmission infectieuse de la violence humaine.
Comme tant d’autres films de Martin Scorsese, Shutter Island est d’abord un roman, écrit en 2003 par Dennis Lehane, également auteur de Mystic River, Live by Night et Gone Baby Gone. En prenant pour cadre un hôpital psychiatrique dans les années cinquante, Lehane cherchait en premier lieu à rendre hommage à la littérature gothique et au cinéma d’exploitation, dans un mélange qu’il décrivait comme « la rencontre entre les sœurs Brontë et L’Invasion des Profanateurs de Sépultures ». Quand bien même ce n’est pas nécessairement le genre de description que l’on serait enclin à associer au style de Scorsese, ce dernier va rapidement prendre en charge le projet. Les droits du roman sont passés de Columbia à Phoenix Pictures, qui ont ensuite commandé une adaptation à Laeta Kalogridis, productrice d’Avatar et scénariste sur Alexandre d’Oliver Stone. Le choix est incongru mais le script aboutit finalement. Leonardo DiCaprio est tout de suite séduit par le projet, et le tournage commence en mars 2008 avec un budget confortable de quatre-vingts millions de dollars.
L’histoire se présente en ces termes : en 1954, le Marshal Edward « Teddy » Daniels et son coéquipier Chuck Aule sont envoyés sur une île pour enquêter sur la disparition d’une patiente psychiatrique, Rachel Solando, internée après avoir noyé ses trois enfants. Une fois sur place, les détectives découvrent une institution dont le personnel est mystérieusement évasif au sujet des événements. C’est le début d’un jeu de piste qui ébranlera les convictions profondes du protagoniste incarné par DiCaprio, dont c’est déjà la quatrième collaboration avec Scorsese. Il trouve ici l’un de ses plus beaux rôles, dans un registre paranoïaque et angoissé dont il avait rarement fait montre lors de ses compositions précédentes. Le rôle de Chuck Aule est initialement proposé à Sylvester Stallone, que son emploi du temps contraint à décliner. C’est finalement Mark Ruffalo qui interprétera le personnage, fournissant un contrepoint méticuleux à l’angoisse de DiCaprio. Ben Kingsley, Mark Von Sydow et Michelle Williams sont parfaitement convaincants dans leurs rôles respectifs, tandis que John Carroll Lynch, Jackie Earle Haley et Elias Koteas ajoutent de véritables trognes de cinéma à un casting déjà bien pourvu.
Pour son adaptation d’un roman à twist, donc, Martin Scorsese signe un film qui met en place en un faux jeu de suggestion. Ce n’est pas que Shutter Island soit forcément évident au visionnage, mais plutôt que son sens soit constamment à dénicher dans ce qui est figuré par l’image, qui est elle-même questionnée par l’orientation choisie par le récit. On pourrait parler de leurre, de faux twist et autres harengs rougeâtres, mais l’intention de mise en scène de Scorsese est plus trouble encore. Que doit-on questionner ? Ce qui nous est montré par le filmage du récit, ou bien ce qui semble nous être suggéré, soufflé, par un hors-champ qui n’est peut-être pas du tout ce qu’il paraît être ? Finalement, c’est parce que les choses sont exactement ce qu’elles sont censées être qu’elle ne sont précisément pas ce qu’elles semblent être. Le dosage des effets est certes généreux, voire excessif. La séquence d’arrivée sur l’île, avec brume, bateau dans la nuit et galerie de patients psychiatriques, témoigne bien de l’enthousiasme de Scorsese pour son matériau. Sa filmographie des années 2000 est irriguée par une volonté d’expérimenter avec de nouveau genres, de nouvelles formes pour ses histoires sur grand écran. Derrière la caméra, il semble jubiler de pouvoir manipuler les codes du film noir. S’appropriant également une bonne partie des notions formelles du cinéma d’horreur, il fait de l’île du titre un panorama gothique qui rappelle le domaine d’un certain Docteur Moreau.
Certes, le genre du film à twist a quelque peu essuyé les affres du temps depuis la grande époque de Shyamalan, Fincher et Nolan. Il est également exact que les thématiques inhérentes aux récits de paranoïa au sein d’une institution psychiatrique peuvent parfois laisser entrevoir quelques ficelles qui virent facilement vers le cliché. Néanmoins, Shutter Island parvient à fissurer ce moule pour laisser son sous-texte résonner plus amplement.
L’adaptation de Scorsese est moins une concession à la mode des films labyrinthes des années 2000 qu’une fable cruelle sur la propagation de la violence et la souillure de l’âme humaine qui en résulte. Les cauchemars de Teddy Daniels sont finalement le produit d’une réalité tangible, et la violence suspectée chez autrui n’est souvent qu’une projection des propres fautes du protagoniste. La violence des migraines du Marshal est elle-même corrélée à celle du traumatisme de sa participation à la libération des camps de la mort. Scorsese fera d’ailleurs l’objet de nombreuses critiques acerbes pour la représentation frontale de l’Holocauste figurée dans les scènes de flashbacks du film. Cependant, condamner cette intention de mise en scène serait ignorer le propos de fond qui parcourt Shutter Island. En montrant successivement la libération des prisonniers et l’exécution brutale de soldats allemands, Scorsese semble avoir pour dessein de montrer le mal à sa racine, comme pour attester que la violence sommaire est avant tout une forme d’infection humaine, transmise de bourreau en bourreau. La conclusion du film enfonce littéralement le clou, profitant d’un éclair de lucidité pour sceller le destin du protagoniste, terminant sa trajectoire sur une note d’une noirceur époustouflante.
Malgré les ténèbres profondes de son récit, Shutter Island sera le plus gros succès financier de Scorsese dans l’Hexagone et le second film le plus rentable de sa carrière. Il sera décliné en jeu vidéo et HBO caressera un temps l’idée d’une série préquelle. Au moment d’écrire ces lignes, le projet semble avoir été abandonné.
Mattias Frances