L’été, période propice aux rattrapages, et en particulier des albums à côté desquels nous étions passés. Aujourd’hui, le dernier John Cale, POPtical Illusion, qui prouve que l’ancienne tête pensante du Velvet Underground reste toujours ambitieux et créatif.
John Cale a 82 ans… Que lui reste-t-il encore à prouver ? Durant la pandémie Covid, alors plein d’énergie et de colère, selon ses propres mots, le Gallois écrivit de nouvelles chansons pour échapper au confinement. En nombre… plus de 80… comme si c’était la seule chose qui le maintenait en vie, explique sa productrice Nita Scott. Depuis juin, POPtical Illusion offre une dizaine de titres enregistrés dans son studio de Los Angeles. Au milieu de machines à la technologie dernier cri, John Cale joue presque seul de tous les instruments, accompagné seulement par Nita Scott et Dustin Boyer, son ingénieur du son, notamment à la guitare. Avec cet album, il poursuit son périple artistique sans faiblir, dédaignant la facilité consistant à regarder dans le rétroviseur. Bien évidemment, il ne s’agit pas ici de remplir des stades, et les ventes resteront probablement confidentielles. Mais l’essentiel n’est pas là…
Dès le titre d’ouverture, POPtical Illusion dévoile un climat planant et mélodieux, parcouru par des mouvements profonds et des effets subtils, qui se découvrent peu à peu. Car c’est un disque qui s’apprivoise lentement, au fil des chansons balançant en délicatesse sur des contrastes sombres et lumineux. A l’image de la pochette très composite, la progression – judicieuse – des titres donne une impression de collage sophistiqué. Avec un art consommé de la nuance, des couches de percussions et des sonorités électroniques, traversées quelquefois de guitares électriques, s’ajoutent à des claviers très présents. Se dégage crescendo une atmosphère captivante, la seconde moitié de l’album réservant les meilleurs titres.
John Cale chante d’une voix profonde et majestueuse, quelquefois trop filtrée mais tellement reconnaissable, avec une ampleur et une gravité qui surprennent encore. A l’occasion, les pistes vocales sont parfois doublées, voire subtilement mélangées pour former des chœurs légèrement décalés, et perceptibles au fur et à mesure des écoutes successives. Quant aux textes, troubles et poétiques, John Cale y dévoile avec lancinance un univers étrange et personnel, collant très bien à l’ambiance musicale. A l’occasion, il évoque aussi son angoisse face à ce monde chaotique et saccagé qui est le nôtre…
D’emblée, God Made Me Do It nous embarque en douceur sur un rythme de procession hypnotique. John Cale ne brusque rien et charme habilement. Suit l’accrocheuse Davies and Wales, en mode easy listening dansant sur ses racines celtiques. « C’est en fait une chanson humoristique sur tous les Davies – mon second prénom également – que j’ai rencontrés dans ma vie. » Comme son accent, son identité galloise reste intacte : « J’en ai bien peur, dit-il. C’est tribal. Ça ne disparaît pas. » Sur un rythme lancinant de basse, accompagné d’une voix féminine, Calling You Out explore des sonorités de plus en plus étranges et complexes. John Cale réussit clairement son entrée. La suite ne déçoit pas.
Sur Edge Of Reason, on monte d’un cran dans la tension. Des paroles amères, dont une allusion à son célèbre « Fear is a man’s best friend« , déplorent les ravages de l’époque. La voix – trop filtrée à mon goût – se démultiplie sur plusieurs pistes au point culminant de la chanson, avec une intensité tenace. A l’orgue sur I’m Angry, l’une des compositions les plus épurées, John Cale répète des notes insistantes, avec une progression simple au synthétiseur. Il se fait grave et touchant, entre ombre et lumière, chantant une introspection douloureuse. L’entrainant How We See the Light survient avec son refrain accrocheur et son air entêtant, porté par une conjonction d’instruments et de voix habilement menée. Pour l’instant, pas de ventre mou…
Débutant Company Commander sur une voix au Vocoder, John Cale bascule une comptine électronique dans une petite séance de torture, dessinant un univers oppressant à l’image des textes. Atmosphère plus calme sur les pulsations d’une basse, Setting Fires déroule ensuite des sonorités orientales, des effets en écho, des éclairs électriques. Le moment le plus rock de l’album ? Shark-Shark. « Une chanson qui n’a vraiment aucun sens. On l’a fait juste pour rigoler. » Plaisir visible sur le clip d’ailleurs. Avec une guitare énervée et une batterie pilon, John Cale connaît son affaire lorsqu’il s’agit de se livrer à un saccage bien saccadé. Une décharge électrique très efficace. Au point de regretter l’absence d’un ou deux titres similaires sur un album plutôt contemplatif. « Tell me to go to hell, I’ll be trying my best, to do it » commence ainsi Funkball the Brewster. De beaux effets montent en tension jusqu’au final de plus en plus étouffant sur un cri à peine audible,… Une chanson qui traîne longtemps dans la tête… On commence par se dire qu’on tient un sacré bon disque.
Sur un mouvement robotique efficace , All to The Good tente d’abord de passer pour une aimable comptine quand la voix de Cale chante : « It’s so nice to have you here », de plus en plus prononcé sur un ton théâtral et mécanique, au point de paraître bien ironique et distant. Balade hypnotique, Laughing In My Sleep, John Cale traine une voix fantomatique de spectre perdu dans le studio, sur des cordes classiques et une mélodie caressante, pulsé sur un rythme de batterie contemporain. Pour le dernier titre, un piano lointain conduit en ondulation tout au long de There Will Be No River, tandis que des bois accompagnent une voix majestueuse sur des paroles énigmatiques : « There was to be no river / With me floating in the water / Like a magical piece of code. » On croit retrouver le classieux Paris 1919… Rien que ça…!
A faire crever d’envie bon nombre de groupes plus jeunes, POPtical Illusion témoigne d’une solide vitalité et d’une belle maîtrise. Ce coup de maître prouve de nouveau l’intégrité d’un artiste qui ne transige sur rien. John Cale nous offre au passage un superbe cadeau : « Je ne peux rien faire d’autre (que la musique) et j’apprends encore. C’est une vie merveilleuse si vous pouvez la vivre. » Plaisir partagé ! On voudrait « vieillir” ainsi…
Amaury de Lauzane