Rétrospective Martin Scorsese : 27. Le Loup de Wall Street (2013)

Avec Le Loup de Wall Street, un film lorgnant autant vers les classiques mafieux des années 1990 que vers les réussites comiques du cinéaste, la collaboration entre Scorsese et DiCaprio atteint son Everest créatif.

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Le Loup de Wall Street est l’adaptation des mémoires d’un escroc de la finance (Jordan Belfort)… qui apparait dans le film pour présenter son alter ego sur grand écran interprété par DiCaprio. Présence qui prête le flanc aux attaques contre le film sur le terrain moral aux States. C’est un film dont la société de production s’est retrouvée dans l’œil du cyclone parce que l’argent du financement du film aurait été en partie volé. Et un film auquel Trump n’a pas participé parce qu’il exigeait un peu plus qu’un cameo. Il s’agit surtout d’un retour en forme de Scorsese après une période post-Casino (selon moi) un peu moins inspirée.

Le loup de WS afficheLa collaboration avec DiCaprio avait fait moins d’étincelles que celle avec De Niro. Elle avait surtout permis à l’acteur qui avait demandé à Scorsese « s’il l’aurait pris pour jouer un chauffeur de taxi » d’étoffer son registre. Et de jeter définitivement par-dessus bord l’image d’acteur pour midinettes liée à la Beatlemania des années Titanic. Pour réaliser la prophétie de Wenders qui en faisait dès ses débuts le plus grand acteur de sa génération. Mais avec Le Loup de Wall Street la collaboration Scorsese/DiCaprio tient son sommet à ce jour.

A l’image de qui s’est souvent passé avec De Niro, DiCaprio a allumé la mèche du projet. En 2007, Warner et lui achètent les droits des mémoires de Belfort pour 1 million de dollars. Scorsese bosse sur un script mais préfère tourner Shutter Island : Warner ne lui donnait pas le feu vert pour la production du film. Le projet est à un moment donné envisagé avec Ridley Scott et Brad Pitt. Avant que sa reprise par la société Red Granite Pictures ne remette Scorsese dans le navire. Red Granite Pictures appartient au beau-fils du premier ministre malaisien. Et le film aurait été en partie produit avec de l’argent volé à des fondations : la boite de production a été obligée de verser 60 millions de dollars au gouvernement américain. Réverbération dans son financement de ce que le film dénonce.

Avec son ouverture, le film se donne des airs d’Affranchis/Casino à Wall Street tout en annonçant sa tonalité comique. Il débute par un spot publicitaire de la société d’investissement de Belfort Stratton Oakmont. Puis c’est une fête d’entreprise avec ses paris sur un lancer de nains et un Belfort vociférant. Et un arrêt sur image du « nain » en train d’atterrir sur la cible. Reflet de la vulgarité de l’univers qui va être décrit ? Surtout le moment où Belfort commence à se présenter en voix off. Avec la rhétorique du parfait self made man ; origines dans le Queens, mention de sa grande fortune à 26 ans, la Ferrari couleur Miami Vice conduite en se faisant « honorer » par son l’épouse, la résidence de luxe, la présentation de Naomi (Margott Robbie) l’épouse trophée -avec cet appel élégant aux spectateurs mâles à ranger leurs…-. Nommée duchesse, ce qui fait fortement penser à ces rappeurs américains fascinés par un Louis XIV dont ils ne connaissent que le dépliant du Château de Versailles.

Avant l’arrivée de l’arrière-boutique (encore) moins flatteuse : sex and drugs… et regard ridicule en plein sexe avec une prostituée en forme d’évident side effect of the cocaine, conduite pas hyperprécise de l’hélico sous substances. Avant que Belfort ne revienne tel Henry Hill briser le quatrième mur. Belfort dont le morality car wash n’est pas un casino mais cette solidarité mise en scène de façon tapageuse par les grandes fortunes aux States. Une solidarité censée légitimer l’absence d’Etat Providence aux States. Et ce I always wanted to be rich miroir du I always wanted to be a gangster de Hill… amenant naturellement Belfort à Wall Street.

Moment où arrive ce qui fait que Le Loup de Wall Street n’est pas tout à fait un film sur les années 1980, mais sur la prolongation d’un certain esprit eighties au cours de la décennie 1990. A Wall Street, Belfort apprend de Max Hanna (Matthew McConaughey) les bases de Wall Street. A l’opposé d’un Rothstein surdoué pour prévoir les résultats sportifs, personne n’est capable selon Hanna de prévoir le cours des actions. A un Belfort qui pense qu’il faut s’enrichir en enrichissant le client, Hanna répond que le seul but est de s’enrichir et d’éviter que le client revende ses actions. Recommandant le sex and drugs pour garder le rythme.

Avec le fameux moment où Hanna se frappe le torse façon haka : technique de McConaughey pour se détendre lors du tournage que DiCaprio demandera d’intégrer à la scène. Mais avec le Krach de 1987 le rêve de Belfort se referme. Ce dernier se fait pendant sa période de vaches maigres embaucher par une compagnie de courtage de Long Island. Il y perfectionne ses techniques d’escroquerie et y recrute du futurs collaborateurs. Il va rencontrer Donnie Azoff (Jonah Hill) et fonder Stratton Oakmont en 1989. Pour se lancer de nouveau à la conquête de Wall Street.

Dans Le Loup de Wall Street, un homme rejoue la pièce de la finance sauce années Reagan après coup, alors que l’époque change progressivement. Car le type d’arnaque de Belfort était vouée à disparaître avec le développement progressif du web. Elle était basée sur l’asymétrie d’information entre prestataires de service et clients concernant la santé d’une entreprise. Comme le montrent les scènes au cours desquelles Belfort perfectionne sa technique durant sa traversée du désert, l’aplomb façon présentateur de jeu télévisé des années 1980 et le numéro d’acteur suffisent. Stratton Oakmont se fabrique même un storytelling absolument faux d’entreprise ayant duré destiné à rassurer les clients.

Et dans les années 1980 après coup il y a bien sûr les speeches de motivation survitaminés de Belfort à son personnel… où le fait de nommer un yacht du prénom de son épouse (le Naomi, tel le yacht Ivana de Trump). Les drogues rendues célèbres par les années 1980 et un peu trop prises par les protagonistes (cocaïne, quaalude) ont droit à un petit Que sais-je ? concernant leurs effets. Lorsque le terme de bacchanales est employé pour décrire la débauche des personnages, on se rappelle qu’Oliver Stone avait déjà l’Antiquité en ligne de mire lorsqu’il décrivait une certaine décadence eighties.

Seuls signes qu’on n’est pas dans les années 1980 au milieu de cette orgie de bling et costards à coupes larges ? Le chef d’entreprise Steve Madden et son look plus proche de celui qu’imposeront les Gates/Jobs/Zuckerberg que du corporate. Et Belfort incitant l’agent du FBI Denham (Kyle Chandler) à plutôt enquêter sur Goldman Sachs, Merryll Lynch et la nouvelle économie que sur lui. Moment hautement symbolique de ces années 1980 rejouées trop tard : Belfort fait un speech actant une démission qui lui aurait garanti l’impunité. Mais il rétropédale et le haka revient au galop.

 

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Puisqu’il est question de rejouer l’histoire, on peut dire que chez Scorsese elle se répète comme une farce. Contrairement à un classique 1980s qui évoquait Wall Street à demi-mots (Scarface), il n’y a cette fois plus d’acteur connaissant son Shakespeare par cœur pour faire de son anti-héros un peu plus qu’un arriviste vulgaire. Belfort n’est pas regardé par Scorsese à hauteur de truand comme Hill ni transformé en demi-dieu comme Rothstein. Zéro début d’élévation. Le Scorsese cinéaste comique (La Valse des Pantins, After Hours) est de retour.

Un retour amenant un peu de sang neuf dans le maelstrom audiovisuel vu dans la paire de classiques mafieux des années 1990. La caméra passant d’un personnage de la salle des ventes à l’autre a certes des airs de remake du plan séquence de la salle de jeux de Casino décrivant l’organisation de l’établissement. Mais les dialogues faits de champs/contrechamps extrêmement dynamiques renvoient plutôt à La Valse des pantins. Le rythme se ralentit également au moment où Belfort commence à se faire repérer, tel une rechute après la sensation d’hubris procurée par la poudre blanche.

Les premiers partenaires de Jordan aussi pathétiques qu’un Rupert Pupkin : un paternel surnommé Mad Max (Rob Reiner) très porté sur l’imitation pourrie d’accent posh anglais, un Brad (Joe Bernthal) dealer de troisième zone qui mourra « au même âge que Mozart », Donnie se masturbant en voyant Naomi pour la première fois… Quant à Belfort, il ressemble grâce à DiCaprio à un Charles Foster Kane/défoncé/sex addict revu et corrigé par le slapstick. Terme désignant en anglais un type d’humour impliquant une part de violence physique volontairement exagérée. Approche comique fondée sur la mimique s’étant manifestée au cinéma avec le muet (Chaplin, Laurel et Hardy…). Avant de trouver un héritage parlant du côté de Jerry Lewis, Tati et De Funès

Comme dans la célèbre scène de Belfort défoncé rampant vers sa voiture. Scène pour laquelle DiCaprio s’est en partie inspiré d’une vidéo Youtube intitulée drunkest man in the world. Avant que le montage de Scorsese/Schoonmaker n’accompagne le talent de l’acteur dans un grand moment tragicomique : en regardant des cartoons à l’exagération graphique proche d’une euphorie cocaïnée, un Belfort au ralenti trouve la force de récupérer la cocaïne pour annuler l’effet du quaalude… et sauver un Donnie étouffé en mangeant.

La satire scorsésienne fut parfois accusée aux States de manque de compassion à l’égard des victimes, d’ambigüité morale. Tout ceci oubliant la part d’ironie de la voix off de Belfort. Et surtout le sentiment désabusé produit par le jeu de ping pong entre le premier face à face Belfort/Denham et une fin de film nettement moins floue que celles de La Valse des Pantins et Taxi Driver.

Spoiler
Sur le yacht, Belfort rappelle à Denham que ce dernier a essayé de devenir broker, suggérant qu’il aurait rêvé d’être à sa place. Il évoque cyniquement les pompiers, agents du FBI sous-payés alors qu’ils ont construit le pays. Une remarque prenant toute sa saveur en fin de film. Belfort a utilisé les possibilités d’allègement de peines offertes par la justice. Libéré, il enseigne ses méthodes de vente à une assistance hébétée. De son côté, Denham a fait son travail. Mais le moment où il découvre dans le métro l’arrestation de Belfort en une d’un journal a un goût assez déplaisant de « Et la vie continue… ».

A 70 ans, après de longues années à cachetonner, Fukasaku retrouvait une partie de l’énergie de ses classiques des années 1970 avec un Battle Royale sulfureux au Japon. Au même âge, George Miller réalisait un Mad Max : Fury Road imparfait mais mettant à l’amende une bonne partie du cinéma d’action américain récent. Entre les deux, Scorsese retrouvait à 71 ans une partie de la verve des chefs d’œuvre des années 1990. Voir des metteurs en scène de cet âge faire la leçon à la jeune garde peut être vu comme rassurant. Ou pas.

Ordell Robbie

Le Loup de Wall Street
Film américain de Martin Scorsese
Avec : Leonardo DiCaprio, Jonah Hill, Margot Robbie…
Genre : Biopic, Drame
Durées : 2h59mn
Date de sortie en salles française : 25 décembre 2013