Rétrospective Martin Scorsese : 28. Silence (2016)

Envisagé par Scorsese depuis les années 90, Silence peinera à trouver son public. Il faut dire qu’un drame historique de deux heures quarante sur la persécution des chrétiens dans le Japon du dix-septième siècle n’est pas le meilleur programme pour appâter le chaland. C’est dommage, car Silence n’est jamais aussi beau que quand sa finesse se donne des apparences austères.

© Paramount Films

Comme pour tancer son propre titre, Silence a longtemps fait du bruit bien avant de voir le jour. Scorsese cherche à adapter le roman de Shusako Endo dès les années 90. Il envisage de tourner en Nouvelle-Zélande, d’embaucher Benicio Del Toro, Ken Watanabe, Daniel Day-Lewis et Gael Garcia Bernal, et va même jusqu’à proposer de tourner en 3D. C’est en 2013, alors même que la société de production menace de le poursuivre en justice s’il ne commence pas le tournage, qu’il parvient à obtenir des soutiens supplémentaires pour lancer le projet. L’écriture de l’adaptation est à nouveau prise en charge par Jay Cocks et la production débute en janvier 2015 à Taïwan, avec un casting comprenant Andrew Garfield, Adam Driver, Issei Ogata, Liam Neeson et Yôsuke Kobuzoka. L’histoire suit deux missionnaires jésuites portugais du dix-septième siècle, envoyés au Japon pour retrouver leur ancien mentor, le père Cristovao Ferreira, qui aurait abjuré sa vocation sous la torture de l’inquisition japonaise. Le voyage confrontera les deux jeunes hommes à une violence qui fera émerger les limites de leur propre foi.

Scorsese filme à la fois une réalité historique et une rébellion que notre siècle a relégué au rang de fantasme. Que se passe-t-il dans un contexte où la religion catholique est littéralement contraire à la loi, persécutée par la norme sociale comme elle pouvait l’être à ses débuts sous le joug romain ? Au sein d’un cadre politique et spirituel qui condamne cette foi, comment l’identité du croyant est-elle supposée se défendre, sans même parler de sa capacité à perdurer dans le temps ? Quand doit-on commencer à se battre et quand doit-on admettre sa défaite ? Quel est le moment le plus juste pour convaincre son adversaire que le combat n’en est plus un ? Comment, enfin, peut-on réconcilier sa conscience profonde avec un système qui s’applique à arracher le moindre signe de soumission à celui qui vénère le mauvais dieu ? Derrière ces questions-mondes, une évidence formelle s’impose. Silence est magistralement photographié et sublimement éclairé par Rodrigo Prieto. Après avoir œuvré pour, entre autres, Almodovar, Iñárritu, Spike Lee, Oliver Stone ou Ang Lee, le chef-opérateur mexicain est devenu le lieutenant de Scorsese sur Le Loup de Wall Street. Il officiera également sur The Irishman et Killers of the Flower Moon. Dans Silence, il ouvrage une profondeur de champ dont la beauté investit chaque plan. Le relief apporté par le traitement de la lumière est perceptible jusqu’aux moindres recoins des cadres et, conjugué au montage de l’indéboulonnable Thelma Schoonmaker, produit une série de tableaux dont la puissance lyrique rythme le visionnage. Le film obtiendra une nomination photographique aux Oscars, mais le comité préfèrera récompenser LaLaLand. Tssk.

On a régulièrement (et légitimement) tendance à référencer la fameuse inclinaison du jeune Martin à entrer dans les ordres dès lors qu’il est question de la composante spirituelle de sa carrière filmique. La pertinence de ce prisme de lecture ne devrait pourtant pas nous faire oublier que sa réciproque est tout aussi importante… et vérifiable. Elle était déjà très perceptible dans La Dernière Tentation, qui cherchait le divin dans ce qu’il pouvait avoir d’humain et l’humain dans ce qu’il pouvait revêtir de divin. Scorsese n’a pas son pareil pour traiter de problématiques liées à la foi et en tirer des récits qui dépassent très largement le simple seuil de la croyance, du culte et de la religion au sens premier. Ainsi, si l’on décide de l’extraire de son propos sur le catholicisme, Silence demeure une bouleversante méditation sur la résistance, la lâcheté, et la naïveté pouvant conduire à une vision du monde que certains qualifieraient de fanatisme et d’autres, d’optimisme nourri d’inconséquence. L’homme est forcé de se séparer de son idole divine, du moins dans la présence qu’il peut revendiquer dans son monde terrestre. Le martyr est voué à trépasser sur la croix, tandis que l’humain, lui, ne peut continuer à croire qu’en secret, chevillé à une incertitude terrible : Peut-on véritablement revendiquer l’adoration d’une puissance supérieure si l’on décide de ne plus jamais en faire mention ? Réciproquement, un dieu silencieux est-il vraiment si divin ? Face à ce gouffre de doute, le moindre signe (une image bafouée, un crucifix agrippé) peut démontrer un attachement sans faille… ou un déni profond. Le choix appartiendra à la conscience du spectateur.

Bien sûr, tout cela ne veut pas dire qu’il est impossible d’être hermétique à l’entreprise de Silence, de trouver son approche trop théorique, ou encore de juger inconsistant l’accent portugais de Garfield, un détail pouvant facilement distraire d’une composition par ailleurs solide. Il serait presque aussi aisé de brocarder le projet de Silence via ses partis-pris formels. La lenteur du récit, épousée par la photographie et le montage, cultive l’ascèse mais ne s’interdit pas la contemplation, confrontant systématiquement la brutalité de son histoire à la langueur de ses cadres. La tentation de pointer chez Scorsese cette quête de la fameuse maturité des grands maîtres est contrariée par un facteur qui n’a rien de négligeable : il semble l’avoir bel et bien acquise, ou du moins trouvée. Si, après plus d’un demi-siècle d’une carrière fascinante, cette sauvagerie domptée par la philosophie n’est pas l’apanage de Martin Scorsese, il y a fort à parier qu’elle ne revient pas à grand-monde.

Malgré des critiques élogieuses, Silence sera un échec financier, peinant à rembourser la moitié de ses cinquante millions de budget. Thierry Frémaux maintient que le film aurait pu mieux marcher en étant présenté à Cannes. Mouais.

Mattias Frances

Silence
Film américain de Martin Scorsese
Avec : Andrew Garfield, Adam Driver, Liam Neeson, Yôsuke Kubozoka…
Genre : Drame historique
Durée : 2h41
Date de sortie française : 8 février 2017