« Le Lait paternel », d’Uli Oesterle : la rédemption impossible d’un « Dark Vater »

Cette excellente BD est passée quelque peu inaperçue à sa sortie, et c’est dommage car elle mériterait un bien meilleur coup de projecteur. Alors que nous en sommes au second volet de cette autofiction annoncée comme une trilogie, on pourra toujours prendre le train en marche…

Le Lait paternel – Uli Oesterle
© 2022-2024 Oesterle / Dargaud

Munich, 2005. Victor Himmelstoss apprend la mort de son père Rufus, qu’il n’avait jamais revu depuis qu’il s’était volatilisé dans les années 70. Il n’aura gardé de lui que le souvenir d’un flambeur, beau parleur et coureur de jupons. Pour lui, il n’était que le « salopard » qui avait déserté le foyer familial, le laissant seul avec sa mère sans ressources. Son décès sera pour Victor l’occasion d’apprendre la vérité sur les raisons réelles de sa disparition, que masquait en réalité une dégringolade dans l’alcool et la pauvreté…

Le Lait paternel – Uli OesterleAvec cette autofiction, l’auteur allemand Uli Oesterle a tenté de partir sur les traces d’un père qu’il a peu connu et qu’il ne revit qu’au moment de sa mort, sans avoir pu dialoguer avec lui. A partir d’anecdotes inventées pour combler « les nombreux hiatus qui [jalonnaient] son existence », ce fils, qui avoue avoir souffert de ne pas avoir de modèle, a voulu comprendre ce qui avait conduit son paternel à laisser sa femme dans la dèche, contrainte de l’élever seule, pour ensuite sombrer dans la déchéance. Le Lait paternel, qui croise deux histoires, celle du fils en 2005, juste au moment du décès de son père, et celle de ce dernier quelque trente années plus tôt, a donc ici une valeur pleinement thérapeutique. En plus de donner une existence au père, ce livre lui donne l’occasion de se remettre en question sur son propre rôle en tant que parent, car lui-même semble dépassé par les crises d’ado de son fils, comme il le montre à travers le personnage de Victor. Celui-ci a tendance à incriminer le paternel et son héritage générique, à savoir son faible pour l’alcool, avec des effets parfois calamiteux.

Le premier tome raconte tout cela, avec pour axe la brutale descente aux enfers de Rufus. Uli Oesterle expose les circonstances qui l’ont provoqué, jusqu’à ce point de bascule que fut le tragique accident en introduction du récit, accident qu’il a lui-même provoqué sous l’emprise de l’alcool et qui a entrainé la mort d’une mère et de ses deux enfants. La lecture est captivante, car le lecteur lui aussi veut comprendre. Le père de Victor était-il un salaud ? Comment a-t-il pu tomber si vite dans la cloche ? Il faut l’avouer, c’est assez poignant, et on finit par pardonner à ce père « indigne » ses frasques ininterrompues, son attitude désinvolte vis-à-vis de son épouse et de son fils, son addiction pour l’alcool, ainsi que son obsession pour l’argent facile, le jeu et les femmes. D’ailleurs, on ne l’apprendra que dans la post-face, le père d’Oesterle était victime du syndrome de Korsakoff, qui se manifeste notamment par des troubles prononcés de la mémoire et souvent liés à l’alcoolisme…

Le Lait paternel – Uli OesterleLe second tome nous montre comment Rufus va tenter de se reconstruire. Toujours officiellement recherché par la police malgré une enquête qui piétine, il a coupé tous les ponts avec son entourage et ses connaissances, se fait désormais appeler Roland Herzig et fréquente les soupes populaires. En quête de rédemption, comment pourra-t-il « ramasser les morceaux » et se sortir de cette situation en échappant au jugement des tribunaux ? Pour l’ancien flambeur, tourmenté par la culpabilité et des crises d’angoisse de plus en plus fréquentes, l’horizon est décidément bien sombre…Sa seule planche de salut réside dans sa relation avec Bernie, un ancien architecte ruiné par son goût immodéré pour les prostituées et reconverti en bénévole dans un foyer de sans-abris. Celui-ci s’est mué en une sorte de sage à l’énergie positive, dont la vocation est d’aider les nécessiteux sans rien attendre en retour.

En parallèle de ce récit, on retrouve Victor qui, après avoir revu son père à l’hôpital juste avant qu’il ne décède, s’est lancé dans une randonnée alpine avec sa femme et son fils. Son objectif : disperser les cendres du paternel. Victor, qui tente difficilement de se mettre à l’eau comme Rufus trente ans avant lui, compte sur cette expérience vers les hauteurs pour terrasser ses propres démons. On relèvera l’utilisation astucieuse d’Uli Oesterle d’un procédé de synchronicité narrative, de la page 112 à 121 : dans un musée de Munich, Rufus est assis en face (totalement par hasard, car il n’aime pas la peinture) du Voyageur contemplant une mer de nuages, célèbre tableau de Caspar David Friedrich ; la séquence suivante montre Victor en train de vider le contenu de l’urne funéraire au sommet d’une montagne. Sans doute le plus beau passage et le plus chargé de sens de ce deuxième volet.

Graphiquement parlant, Uli Oesterle possède un trait très stylé qui attire l’œil. Les a-plats de noir donnent un beau rendu dans les ambiances, judicieusement additionné d’une bichromie différente pour les deux fils narratifs, beige pour le père, mauve pour le fils. La seule autre couleur est l’orange pour la Coccinelle, élément-clé du récit. De même, la mise en page est équilibrée, associé à un sens du cadrage accompli.

 

Le Lait paternel – Uli Oesterle
© 2022-2024 Oesterle / Dargaud

On peut supposer que l’ouvrage aura été bénéfique et apaisant pour son auteur, qui s’est efforcé de présenter le père de la façon la plus objective possible, sans rien édulcorer mais sans haine non plus, comme s’il lui avait pardonné, en regard des troubles cérébraux dont il souffrait. D’ailleurs, il semble presque moins indulgent avec son double, Victor, apparaissant souvent comme irascible sous l’emprise de l’alcool.

Les deux premiers tomes de ce Lait paternel constituent un excellent moment de lecture. Cette future trilogie, dont on attend avec impatience le troisième tome, mérite véritablement que l’on s’y attarde. Le dessin comme la narration, parfaitement maîtrisées, sont conjuguées avec brio par un auteur qui nous livre ici avec une grande sincérité un récit intime et puissant. Une œuvre fortement recommandée !

Laurent Proudhon

Le Lait paternel, tomes 1 & 2
Scénario & dessin : Uli Oesterle
Éditeur : Dargaud
128 pages – 22,50 €/tome
Parution tome 1 : 22 avril 2022
Parution tome 2 : 2 février 2024

Le Lait paternel – Extrait :

Le Lait paternel – Uli Oesterle
© 2022-2024 Oesterle / Dargaud