Conçu en plein début de buzz occidental autour du film d’action RRR, Nouveaux Maîtres du Cinéma Indien : S.S. Rajamouli est un documentaire sur son réalisateur reflétant les mauvais côtés de l’opportunisme à la Netflix.
Je ne vais pas m’en cacher : évoquer Nouveaux Maîtres du Cinéma Indien : S.S. Rajamouli, documentaire Netflix sur le cinéaste, est en partie un prétexte pour revenir sur le phénomène RRR. J’aurais aimé en parler à l’occasion de sa ressortie dans les salles françaises, prévue suite au doublé Golden Globe/Oscar de la meilleure chanson originale. Mais pour des raisons financières cette dernière a été enterrée au dernier moment.
Rajamouli, c’est donc un cinéaste indien « du Sud » (télougou plus précisément) avec 12 longs métrages à son actif depuis 2001. Mais un début de notoriété cinéphile française remontant seulement à 2012. Là où dans le cinéma populaire indien, la vengeance pouvait passer par la réincarnation en un autre être humain, Eega sera le récit d’une vengeance contre un meurtrier… après avoir été réincarné en mouche. Une idée ridicule sur le papier que le cinéaste prendra au sérieux en s’inspirant de Pixar pour représenter le monde vu du point de vue d’une mouche. Beaucoup de ceux qui firent L’Etrange Festival parisien cette année-là regrettèrent d’avoir raté la séance.
Puis ce furent les deux volets de la saga Baahubali, mélange de Péplum, d’Heroic Fantasy et de fresque historique, dont le côté follement mythologique compensait les scories formelles. Un langage avait même été élaboré pour les méchants à blackface du film et le succès à domicile aboutira à une déclinaison en série animée. Et RRR, film d’action arrivant en Occident au moment où une partie des amateurs de cinéma populaire s’était lassée du blockbuster d’action à la Marvel. En France, sa sortie das un parc de salles très réduit n’empêchera pas un petit buzz de se construire sur la toile, mais aussi, entre autres, grâce aux louanges de Christophe Gans. Dans le monde anglo-saxon, le film finira en bonne position des bilans critiques de fin d’année.
En partie inspiré par les uchronies tarantiniennes, le film propose sa version violente de la lutte pour l’indépendance de l’Inde. Deux figures historiques réelles s’y retrouvent investies de superpouvoirs de divinités du Mahabharata et font partie d’une bromance fictive, évoquant par son intensité celles des Woo de la période hongkongaise. La cruauté des colons anglais du film – moins un personnage – est soulignée par le casting en First Lady sadique d’Alison Doody. Elle qui jouait une… Nazie dans le troisième Indiana Jones. Contrairement à bien des blockbusters du Sud tout aussi versés dans l’hyperbole, le mélange des genres n’y aboutit pas à un effet montagnes russes. Et le film dégage un gigantisme proche des superproductions hollywoodiennes des années 1950.
Alors que la comédie musicale y est réduite à la portion congrue, c’est pourtant grâce au passage chanté Naatu Naatu que le film enflammera la toile. Une compétition de danse pour mettre K.O. le racisme des colons… et voilà une chorégraphie reprise sur TikTok, y compris par l’ambassadeur de Corée du Sud en Inde. Succès viral et Taylor Swift, Lady Gaga et Rihanna au tapis aux Golden Globes puis de nouveau Lady Gaga et Rihanna à terre aux Oscars. Dans un pays où le cinéma sert souvent à promouvoir des chansons, ce doublé fut un grand moment de fierté nationale.
Et c’est là qu’intervient Netflix : avant même l’annonce des nominés aux Oscars, un documentaire sur le cinéaste est officiellement annoncé. En terme d’opportunisme commercial, Netflix aura eu le nez creux. Au vu de ce qui suivit, le documentaire a des chances d’être reçu en Inde comme un équivalent local des Yeux dans les Bleus. Hélas la critique réputée à domicile Anupama Chopra est ici une intervieweuse nettement moins inspirée qu’elle peut l’être à l’écrit. Elle se contente ainsi d’effleurer les polémiques suscitées à domicile par le cinéma de Rajamouli. Dans les cautions hollywoodiennes destinées à rameuter le grand public, le yes man Marvel Joe Russo et le génial James Cameron ne disent guère que des banalités.
Du côté des déclaration de ses acteurs, j’ai tendance à me méfier du cliché du cinéaste dictateur / control freak / obsessionnel évoqué. Quand bien même Rajamouli est fasciné par les figures prométhéennes, un film se nourrit toujours d’un tournage et d’une équipe, même lorsque le commandant en chef refait faire une prise au nom d’un petit détail. De plus, le documentaire pose la question de l’intérêt de reprendre des images mille fois vues sur Youtube. En dehors d’une définition moins moche, il n’y avait pas grand intérêt à reprendre des images de la festive séance de RRR au TCL Chinese Theatre, salle de la Cité des Anges célèbre pour ses avant-premières VIP de films hollywoodiens et son architecture. Ou celle d’une séance au Japon, pays où le film est resté plusieurs mois à l’affiche.
Là où le côté people n’intéressera pas en Occident, le documentaire vaut, ceci dit, pour sa description du côté entreprise familiale du travail du cinéaste. Père scénariste ayant échoué seul dans le cinéma, épouse costumière… L’amour de Rajamouli gamin pour conter des histoires à haute voix fascinait quant à lui ses proches. Il poussera sa mère à lui demander de développer son côté storyteller plutôt que de faire des études. Dans les interstices valant le coup, il y a aussi la mise en exergue des effets spéciaux comme éléments narratifs de ses derniers films. Surtout, Rajamouli révèle, sans s’en rendre compte, les raisons des fractures cinéphiles autour d’un certain cinéma populaire asiatique en Occident – et ça vaut aussi pour HK… À un technicien lui reprochant le non respect de la règle de continuité entre deux plans, Rajamouli répond que l’esthétisme et le ressenti priment sur les règles.
Tout ceci ne suffit cependant pas à faire dépasser au documentaire sa seule dimension opportuniste. A la limite, sa vraie valeur se situerait dans quelques plans montrant en quoi le cinéma en Inde est une autre planète : reproductions géantes de personnages de film devant le cinéma, fête de rue avant la séance…
Ordell Robbie