Avec City of Darkness, Soi Cheang ne corrige qu’en partie les défauts d’écriture de Limbo. Mais il redonne au cinéma hongkongais le goût des bastons martiales enragées.
City of Darkness, c’est d’abord un projet en forme de serpent de mer. Dans les années 2000, il avait été mis en chantier avec un duo John Woo/Johnnie To à la réalisation et, entre autres, Chow Yun-fat, Andy Lau et Nicolas Cage au casting. Le projet fut resuscité en 2013 avec Donnie Yen comme acteur principal avant de retourner dans le development hell, ce mythique purgatoire des scénarios non tournés. Pour finalement se matérialiser avec Soi Cheang (Limbo) à la réalisation. Le film est basé sur un manhua (bande dessinée) d’Andy Seto.
Comme ce dernier, il est situé dans la Citadelle de Kowloon. Une citadelle de Hong Kong connue pour son insalubrité, son anarchie, son caractère peu lumineux et sa densité de 1.9 millions d’habitants au km2. Une citadelle démolie au milieu des années 1980 et remplacée par un parc. Le lieu eut le temps de faire sa place sur grand écran. Le final nihiliste du polar hongkongais des années 80, Long Arm of the Law, s’y déroule. La ville de New Port City dans Ghost in the Shell en est inspirée. Ainsi que Batman Begins pour le quartier de Narrows, dans lequel se trouve le repère de l’Epouvantail.
A Hong Kong, dans les années 1980, l’immigré clandestin Chan Lok-kwun (Raymond Lam) cherche à échapper au parrain, Mr Big (Sammo Kam-bo Hung). Il se réfugie à Kowloon, où Cyclone (Louis Koo), chef de la Citadelle, le prend sous sa protection. A l’instar de Limbo, le premier atout du film est son production design travaillé, élément auquel le cinéma de l’ancienne colonie britannique ne nous avait pas beaucoup habitués. La Citadelle est recréée comme un lieu aux ruelles étroites et crades, avec des commerces et des restaurants au milieu d’un univers en décomposition. Le tout sublimé par la photographie de Cheng Siu-keung, habitué des films de Johnnie To. Des éléments de décors tels qu’une rangée de VHS érotiques ou un poster de The Police rappellent l’époque où se situe le film.
A ce propos, on verra à plusieurs reprises des avions frôler les toits d’immeubles, comme dans les Wong Kar-wai des années 1990. A cette époque, l’aéroport de la ville était encore situé en plein centre. Il a été déménagé depuis pour une situation plus normale hors de la ville. En deux heures, le film réussit à mettre en place une dizaine de personnages dont l’aura mythologique existe instantanément par les attitudes, la dégaine, un élément de leur passé. Au point qu’on aurait presque envie de leur donner des surnoms : le Motard, le Barbier, Celui qui ressemble à un fan japonais d’Elvis, l’Increvable, le Voyou masqué…
Les problèmes d’écriture de Limbo sont ici surmontés, même si le scénario n’est pas totalement convaincant. Pas de grossièretés d’écriture cette fois. Mais en dehors des scènes d’action, le film semble être avant tout là pour poser les bases d’éventuels nouveaux volets. Au vu du succès local du film, une suite et un prequel sont d’ailleurs déjà en chantier. Ceci dit, l’écriture scénaristique a rarement été le point fort de HK. Dans les meilleurs films de genre hongkongais, une prise de kung fu ou une manière de fumer ont souvent été les meilleures manières de construire un personnage.
Justement, le film raconte tout ce qu’il a de vital dans l’action. Le titre anglais d’origine (Twilight of the warriors walled in : le crépuscule des guerriers emmurés) y trouve une incarnation. Au cours du film, la démolition de la Citadelle est (comme par hasard) annoncée en même temps que la Rétrocession de 1997. Les scènes d’action seront alors un baroud d’honneur, une dernière débauche d’énergie avant un changement d’époque. Comme les duels des certains westerns. Ou ces polars hongkongais sortis à l’approche de 1997 où des flics au bout du rouleau puisaient dans leurs dernières forces pour poursuivre un truand.
A une époque où utiliser les objets à disposition pour se bastonner est devenu un cliché du cinéma d’action occidental, City of Darkness reprend ce que HK a inventé pour lui donner un nouveau coup d’accélérateur. Le moindre morceau du décor est chipé pour pouvoir continuer à mort un combat. Alors que le temps où Hong Kong donnait le La du cinéma de genre est derrière nous, Soi Cheang offre une version non muséifiée du savoir faire martial HK en recyclant en partie le cinéma de genre de ces 20 dernières années. On se bat dans des couloirs étroits (Oldboy) ou avec un marteau (idem). On fait dans les décors un de ces parkours popularisés par Casino Royale.
Le filmage près de corps et le montage haché évitant le plus souvent l’illisibilité portent l’ombre de The Raid. L’irréalisme et l’exagération des bastons, lorgnant vers les films de super-héros, évoquent (surtout sur la fin) les héros du cinéma d’action d’Inde du Sud et leurs superpouvoirs identiques aux divinités du Mahabharata. Le moment où Cyclone rattrape en plein vol au cours d’une baston une cigarette filmée au ralenti aurait pu figurer dans ce cinéma-là. Pas de génie visionnaire à la Tsui Hark ici, comme le déploreront certains à tort. Mais un art si hongkongais de copier pour tout de suite se réapproprier.
Les récents succès du Box Office HK ont souvent été des films de procès, reflétant la méfiance de la population locale vis-à-vis des institutions dans un contexte de mainmise chinoise. Celui de City of Darkness incarne une version du savoir faire martial local capable de s’adresser à un public non nostalgique de l’âge d’or. Il ne suffira sans doute pas à remettre d’aplomb une industrie mise à terre par 1997 et le développement du cinéma chinois continental. On peut cependant espérer que les concepteurs passeront plus de temps à travailler les scénarios des suites que cela ne fut fait pour les Infernal Affairs. En attendant, City of Darkness est un verre à moitié plein. Mais un verre euphorisant.
PS: Le trailer français vend le film comme l’actioner non stop qu’il n’est pas tout à fait. Mais c’est compréhensible car ce dernier n’a pas vraiment d’autre public cible hexagonal que les fanatiques de baston venue d’Asie. La BA hongkongaise est elle plus fidèle à ce qu’est le film, capitalisant sur la nostalgie de l’avant-1997 du public local.
Ordell Robbie