Ian Manook crée la surprise avec ce roman noir très personnel, qui nous plonge au sein d’une bande de petits loubards de banlieue dans les années 60. Une histoire de HLM blême comme une chanson de Renaud sur une petite musique autobiographique et nostalgique.
On connait bien désormais Ian Manook cet écrivain-voyageur, auteur de polars dits « ethniques », qui nous balade depuis une dizaine d’années vers diverses contrées exotiques, depuis la Mongolie de son Yeruldelgger jusqu’au tout récent Krummavisur islandais.
Ian Manook c’est l’un des multiples visages de Patrick Manoukian, journaliste au look de Commandant Cousteau (il écrit également sous le pseudo de Roy Braverman pour des trucs plus américains).
Avant ce récit inspiré de sa jeunesse, Ian Manook avait déjà évoqué son héritage familial avec L’oiseau bleu d’Erzeroum et l’histoire de sa grand-mère, survivante du génocide arménien et l’histoire du « Pouilleux » met en scène un jeune de banlieue, Sorb, qui partage avec l’auteur les mêmes racines arméniennes.
Ça commence mal dès la première page avec la découverte du cadavre bien amoché d’une femme dans un quartier de banlieue, à Meudon-la-Forêt.
[…] – Pas du beau, commissaire. Une ginette qui s’est fait travailler le portrait à coups de pogne en descendant du 136.
– Vous voulez dire une femme qui s’est fait agresser, je ne présume, Dussart ? Elle est morte ?
– Plutôt deux fois qu’une, commissaire. Dans la boue, comme une pauvresse. Si je tenais le salopard…
– Si vous teniez le présumé coupable, Dussart, vous le déféreriez à la justice comme il se doit, un point c’est tout.
Du haut de sa dégaine austère à la Louis Jouvet, dans sa canadienne en cuir brun ceinturée à la taille, Martineau observe la triste scène.
Aussitôt l’enquête oriente le lecteur et le commissaire Martineau vers Sorb et sa bande.
Une bande de jeunes que l’auteur va s’appliquer à disséquer sous nos yeux. Des jeunes de banlieue gagnés par l’ennui et le refus de la vie qui les attend. Des jeunes que leurs parents immigrés (et même le flic bienveillant) tentent de sortir de leur propre condition prolétarienne (dans le coin, tout le monde bosse pour Billancourt et ses sous-traitants).
Mais dans les années 60 et dans cette banlieue, il était difficile de sortir de sa classe sociale et d’échapper à sa condition ou son milieu.
[…] Je n’ai aucune notion d’avenir. Je ne me projette en rien. Je suis trop empêtré dans ma jeunesse qui s’effiloche pour envisager quoi que ce soit.
On parle beaucoup de transfuge de classe aujourd’hui : visiblement, ce n’était pas encore dans l’air du temps des sixties à Meudon-la-Forêt.
On aime la prose de Ian Manook qui a beaucoup gagné en maturité et maîtrise au fil des ouvrages. La lecture est restée fluide et agréable et si cet épisode est habillé d’une gouaille banlieusarde parfois digne d’un San Antonio, les effets de style restent habilement maîtrisés pour ne pas lasser.
La reconstitution des sixties est soigneusement travaillée et le contexte politique n’est pas oublié : 1962, l’année de référence retenue par Ian Manook, c’est l’année des terribles attentats de l’OAS à Paris, l’année des violences policières du métro Charonne, un temps où l’extrême-droite était alors très à son aise.
Mais l’écrivain-voyageur et son héros ne résisteront pas bien longtemps à l’appel du grand large et ils finiront par nous emporter loin de Meudon-la-Forêt. On ne dévoile pas où, pour ne pas spoiler ou divulgâcher, mais ce sera un périple plein de dangers.
La prose fluide, le décor socio-politique soigné, la reconstitution savoureuse des sixties, font du récit de cette difficile transition vers l’âge adulte, une lecture bien agréable jusqu’au mot « fin » qui sera amené avec beaucoup d’élégance.
Bruno Ménétrier