Rétrospective des années 60 vues par le petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire nos goûts personnels plutôt que les impositions de « l’Histoire ». Aujourd’hui, The Psychedelic Sounds of the 13th Floor Elevators, l’anomalie dans la mécanique du monde.
Quelle étrange année fut l’année 1966 ! Car une anomalie semble s’être glissée dans la mécanique habituelle du monde, et pas des moindres, en provenance de Austin, un groupe, les 13th Floor Elevators (un nom dérivé d’une vieille superstition qui veut qu’il n’y ait pas de 13ème étage dans les hôtels américains). Leur histoire, aussi brève que tragique, témoigne de la fragilité d’un monde encore fébrile vis à vis des expérimentations, alors que le Texas punissait déjà sévèrement l’usage de la marijuana. Le palier supérieur était le LSD, dans lequel les 13th Floor Elevators furent pionniers : ils plongèrent corps et âme dans les méandres de l’acide, avec cet comportement particulier généralement associé au punk. A cela, il faut ajouter que leur maison de disques, International Artists, par crainte de représailles de la part des autorités, sabota la promotion de cet album, devenu le plus culte de l’histoire des Sixties.
On distingue déjà la signature vocale de Roky Erickson, inspirée de Little Richard, et les premiers ingrédients qui se concrétisent avec une éphémère première mouture du groupe (The Spades). Très vite, le titre We Sell Soul se transforme en une autre « entité », Don’t Fall Down, annonciateur des nombreux rebondissements de la carrière des 13th Floor Elevators. Roky côtoie une certaine Janis Joplin, encore inconnue, qui parcourt les terres du Sud avec son autoharpe : nous sommes en 1963, mais le tournant majeur date de 1965, quand la cruche électrique de Tommy Hall fait son entrée en tant qu’instrument. Plus rien, désormais, ne sera comme avant. Une bande d’acid punk rockers complètement hallucinés ouvre la trappe vers Wonderland… mais le destin en décidera autrement. Confronté à un état ultra-conservateur, le groupe ne fera qu’une apparition furtive à l’émission American Bandstand ! Les 13th Floor Elevators restent à ce jour l’un des plus grands mystères de la musique…
La pochette (signée John Cleveland) brûle immédiatement la rétine, avant même que l’oreille soit saisie, dès les premières mesures, par la sonorité du single You’re Gonna Miss me. Originellement, selon le tracklisting qu’avaient souhaités Roky Erickson et Tommy Hall, You Don’t Know devait ouvrir le disque, dans son mixage stéréo original. L’ordre des titres était basé sur des textes mystiques rejetant la pensée Aristotélicienne, chaque titre résonnant de son importance dans la longue quête lysergique que chaque membre avait inscrit dans le marbre de l’éternité.
Dès lors, le single You’re Gonna Miss Me est diffusé sur quelques stations radios, mais la mauvaise réputation d’un groupe se produisant le plus souvent sur scène sous emprise du LSD, entache leurs prestations dans les clubs locaux, la police du comté surveillant étroitement chacun des membres. L’album sort en octobre 1966 après de nombreuses péripéties (en témoignent d’ailleurs les fameuses Contact Sessions Headstone, dont le master est d’une qualité incroyable). La première série de concerts en dehors d’Austin, devant des rednecks et la police texane, se solde rapidement par un fiasco, en particulier à San Francisco où tout y est trop immense et bariolé. Aussitôt débarqué, le groupe fait figure d’exception de par leur tenues sombres, leur prosélytisme agressif ainsi que leur volume sonore démesuré. Ils partagent l’affiche avec Quicksilver Messenger Service, The Great Society et Moby Grape au Fillmore et à l’Avalon Ballroom. Les quantités ingurgitées de LSD commencent à déboussoler Roky, qui en vient à oublier ses textes et même son rôle de frontman. Stacey Sutherland, le guitariste, se fait coincer pour possession de drogues et atterrit en prison, Roky échappe de peu à trois arrestations. L’équilibre des 13th Floor Elevators ne tient plus qu’à un fil, sous la surveillance constante des agents fédéraux et la pression en interne exercée par Tommy Hall. Le groupe réussit tant bien que mal à enregistrer Easter Everywhere, avec l’arrivée de deux nouveaux membres (Danny Thomas à la batterie et le bassiste Dan Galindo).
Ce qui est évident dans ce premier album, c’est la qualité de compositions comme Roller Coaster ou Thru The Rhythm, avec sa rythmique proche du dub (sans doute le titre le plus étrange de la discographie du groupe), le mix étant toutefois bâclé. Monkey Island est certainement le titre le plus barré, un retour à un état de conscience primitive. La basse ronronne, la guitare flotte et se répand en de lentes coulées hypnotiques, la cruche électrique enrobe le tout dans un décorum musical ouvrant une porte dimensionnelle hors des frontières de l’esprit et du temps. Ainsi, le dernier titre composé par Roky Erixkson, May The Circle Remain Unbroken (extrait de Bull Of The Woods en 1969) fait figure d’ouroboros, la boucle est bouclée.
Dans le sillage des 13th Floor Elevators, apparait à Austin une nouvelle scène, avec des groupes tels que Red Krayola, Lost & Found, The Golden Dawn ou encore Bubble Puppy. L’Austin Sound est en pleine ébullition, alors que la catastrophe, imminente et prophétique, se rapproche du groupe qui s’est isolé dans les hauteurs de Austin. Afin d’éviter une peine de 10 ans de prison, Roky plaide la folie : il est interné et soumis à plusieurs reprises à une thérapie par électrochocs jusqu’à sa libération en 1972. Considéré comme schizophrène avant son hospitalisation, Roky s’enfonce dans un état de folie chaotique, avant d’enregistrer une série de disques solos. L’influence du groupe sera telle qu’un festival leur est désormais dédié avec comme dignes héritiers les Black Angels ou Thee Oh Sees.
Pour bien comprendre la folle aventure du 13th Floor Elevators, il faut lire le livre de Paul Drummond, ainsi que l’interview de Nick Kent. Et bien entendu, d’écouter en vinyle ou en cd, leurs deux premiers albums.
Franck Irle