Joyce Carol Oates compte de nombreux chefs-d’œuvre à son actif. Un livre de martyrs américains fait partie de ses plus impressionnants, à la fois drame familial bouleversant et radiographie éclairée du débat autour de l’avortement aux États-Unis. Une lecture essentielle pour ceux qui cherchent à comprendre la complexité de la guerre religieuse contre le droit à l’IVG dans ce pays.
Ohio, Centre des femmes de Muskegee Falls, 2 novembre 1999. Luther Dunphy, chrétien fondamentaliste et militant anti-avortement de 39 ans, armé d’un fusil, abat le médecin Augustus Voorhees qui y pratiquait chaque jour des IVG, puis la personne chargée de sa protection, avant de se mettre en prière, les bras levés en signe de reddition dans l’attente des forces de l’ordre.
Comme souvent chez Joyce Carol Oates, l’ouverture est virtuose. Dunphy y raconte lui-même le double assassinat qu’il commet, se disant « Soldat de Dieu » à qui ce dernier aurait commandé de passer à l’acte. Quelques pages seulement qui par leur force restent en mémoire durant toute la lecture. Puis l’autrice tourne les regards vers les années qui vont suivre, le procès, les conséquences sur les familles et le devenir de l’assassin en prison, occasion de sonder les profondeurs de la guerre religieuse qui secoue les Etats-Unis entre les Pro-Life et les Pro-Choice : depuis 1993, près de onze médecins avorteurs ont été assassinés pour 26 tentatives.
Elle construit sur près de 900 pages un récit captivant, plein de rebondissements qui vont bien au-delà du traité politique. Au-delà de la qualité de l’écriture et de la multiplicité de scènes marquantes, ce qui impressionne le plus c’est la structure du roman. Joyce Carol Oates enjambe l’action centrale par des analepses et prolepses parfaitement placées, permettant de revenir vers un passé éclairant ou d’annoncer une conséquence future. Cette construction temporelle disjointe, désorientation narrative maîtrisée, résonne avec la confusion temporelle des victimes de traumatisme à la mémoire faillible.
Pour tenter de renverser les divisions radicales qui empêchent tout débat, Joyce Carol Oates choisit de mettre en miroir deux familles dont les destins s’entrelacent : celle de l’assassin et celle de l’assassiné. Elle met ainsi à jour des parallèles convaincants, très loin du convenu, entre deux hommes prêts à sacrifier leur vie pour leur conviction, chacun célébré comme un héros et considéré dans l’autre camp comme un tueur de sang-froid; entre les épouses soumises qui souffrent de l’inflexibilité de leur mari à poursuivre leur « mission »; entre les enfants qui paient le prix élevé des actions de leur père. En choisissant avec soin ces similitudes, elle révèle une humanité commune tout en faisant vivre les différences.
Dans ses interviews, Joyce Carol Oates n’a jamais caché son positionnement pro-avortement. Il aurait été facile de charger l’assassin, pourtant elle refuse de déshumaniser le fanatique Dunphy, lui offrant une centaine de pages pour s’exprimer par de troublantes intrusions dans son esprit, composant ainsi un personnage riche et complexe. Sans pour autant absoudre son crime, l’autrice donne envie de passer plus de temps dans son intériorité. Même chose dans le récit de son procès : point de prosélytisme mais une formidable mise en avant de l’expérience humaine loin d’une abstraction froide. Et c’est sans doute cela qui, au final, fonde l’immense réussite de ce roman. Même si l’autrice utilise des stéréotypes ( qui correspondent cependant à des réalités sociologiques : les Dunphy frustes, pauvres, aveuglés par la religion vs les libéraux Voorhees socialement privilégiés ), le niveau d’empathie développé par l’autrice est totalement immersif grâce à la richesse de la gamme psychique et la multiplication des points de vue qui nous font sortir de nos ornières
Le plus beau personnage est sans hésiter celui de la fille de Dunphy, Dawn, son portrait vaut à lui seul la lecture tant il fait vibrer le sang. On suit Dawn de la prime adolescence jusqu’à l’âge adulte, on ressent au plus profond sa grande solitude face au deuil du père et son incapacité à trouver du réconfort auprès de sa famille et des autres, jusqu’à trouver sa voie dans la boxe. Les pages consacrées à ses combats sont absolument éblouissantes tout comme la réflexion sur le sport féminin et le rapport au corps lorsque celui-ci ne rentre pas dans les codes sociétaux.
Marie-Laure Kirzy