[Contre] « Emilia Perez » de Jacques Audiard : faire reset ne marche pas toujours.

Dans Emilia Perez, un narcotrafiquant veut repartir à zéro en changeant de sexe. Ce désir de changement, c’est aussi celui, peu convaincant, d’un Jacques Audiard voulant arpenter les terrains des identités sexuelles et de la comédie musicale.

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Dès qu’il est question de cinéma de patrimoine, je visionne rarement un film qui m’a été déconseillé par des cinéphiles versés dans ce cinéma-là. Pour cette raison, je n’ai jamais vu Boulevard. Un film souvent décrit comme la tentative ratée d’un excellent représentant du cinéma français de qualité (Julien Duvivier) de raccrocher au train Nouvelle Vague (le casting de Jean-Pierre Léaud). Et il y a quelque chose de de l’essai raté de coller à son époque dans Emilia Perez, seconde tentative de reset du cinéma de Jacques Audiard après Les Olympiades. Un reset passant par la plongée de son cinéma dans le brouillage des identités sexuelles, l’univers de narcotrafiquants, les rebondissements de telenovela et la comédie musicale.

Emilia Perez afficheLe reset, c’est aussi celui du truand mexicain Manitas (Karla Sofía Gascón) qui contacte l’avocate Rita Mora (Zoe Saldaña) pour se retirer des affaires… en changeant de sexe. Un changement de sexe aux conséquences suscitant parfois le même amusement que la vision de la féminité du texte de Miss Maggie de Renaud.

Spoiler
Il faut donc qu’un truand change de sexe pour commencer à peser les conséquences de la narcoviolence ?

Mais ce n’est pas l’important. Après tout, John Woo a réalisé son chef d’œuvre (The Killer) au travers d’un itinéraire rédempteur de truand ne s’embarrassant pas du ridicule. Les meilleurs Demy n’ont pas non plus peur du kitsch. Et Bollywood a parfois su produire des films regardables à partir d’enjeux scénaristiques niveau soap opera. Le point commun ? Une croyance un peu folle, un peu malade dans le cinéma, une façon de foncer tête baissée. Le manque de cette croyance, on le voit dans en particulier dans les parties comédie musicale du film. Il y a d’abord les passages où les personnages poursuivent leur discours en chanson, passages ressemblant aux publicités des années 1980 influencées par Demy. Ces personnes chantant en chœur évoquant un vidéoclip des Enfoirés. Ou encore ces personnages se répondant au travers d’un usage indigeste du split screen. Lorsqu’il y a chorégraphie, on est loin de l’énergie débridée vue en Inde… ou même récemment chez Spielberg.

Le hors comédie musicale est filmé la plus souvent en reprenant la signature visuelle d’Un Prophète (fondu à l’iris…), dépouillée de son flirt avec l’ostentatoire. Et avec quelques travellings brillants. Il y a quelque chose d’intéressant sur le papier dans l’effet de rupture visé par l’alternance entre la comédie musicale et le reste. Mais Audiard était peut-être trop timoré pour mener ça à bout. Le Prix d’interprétation féminine collectif cannois est en revanche mérité, à un moment d’hystérie forcée de Selena Gomez près. Ceci dit, la fin raconte quelque chose du ratage de cette tentative de renouveau : Audiard finit par revenir sur un terrain familier de cinéma de genre pour sceller le destin de ses personnages.

Au moins peut-on reconnaître à Audiard de ne pas être de ces cinéastes qui ont leur rond de serviette à Cannes et reviennent souvent avec un film répétant une formule. Et cela ne lui enlève pas d’avoir incarné en France un cinéma du milieu synthétisant héritage hollywoodien et tradition naturaliste hexagonale (Sur mes lèvres, et dans une moindre mesure De battre mon cœur s’est arrêté et Un Prophète).

Ordell Robbie

Emilia Perez
Film franco-mexicain réalisé par Jacques Audiard
Avec : Karla Sofía Gascón, Zoe Saldana, Selena Gomez…
Genre : Drame, Comédie musicale, Thriller
Durée : 2h10min
Date de sortie : 21 août 2024