Chroniques du Grand Domaine, en dépit de son aspect inachevé et brouillon – ou peut-être grâce à ça – est un livre bouleversant, et essentiel en notre époque d’intolérance et d’oubli. En partant à la recherche de l’histoire de l’immeuble qu’elle habite, Lili Sohn fait œuvre de salut public.
A une époque où l’hypercapitalisme ne nous avait pas encore tous dévorés, certaines sciences étaient considérées comme essentielles au développement serein de l’humanité dans son environnement, urbain en particulier. Nous étudiions l’urbanisme, pour comprendre comment l’architecture des bâtiments et l’organisation de l’espace de la ville pouvaient être améliorés pour apporter aux habitants une qualité de vie meilleure. Nous étudiions la sociologie aussi pour comprendre en profondeur les mécanismes à l’œuvre dans la société en constante évolution, et aider ainsi, en particulier les plus démunis, ou au moins les moins aisés, à résister, voire à prospérer émotionnellement dans des environnements difficiles. Aujourd’hui, ceux qui nous gouvernent, au service de ceux qui nous possèdent, méprisent ouvertement ces « pseudo-sciences » qu’ils considèrent au service des idées « gauchistes », comprenez inutiles, contre-productives, « détruisant de la valeur ». Et c’est bien parce que l’enquête de Lili Sohn, mise en forme de BD dans Chroniques du Grand Domaine (mais il y a aussi un podcast !) réhabilite et l’urbanisme, et la sociologie, mais également célèbre le travail de mémoire, que le capitalisme autoritaire – de plus en plus complice de l’extrême droite – ignore, qu’elle est une lecture importante… Et revigorante.
Au début, il y a donc une ville : Marseille. L’une des dernière villes populaires, prolétaires en France. Une ville que l’on conspue pour sa mixité sociale et culturelle, que l’on pointe du doigt pour la violence de certains de ses quartiers, en refusant de voir toutes ses qualités, qui peuvent servir de modèle à un développement sociétal urbain différent de celui qui se produit partout ailleurs (en particulier cette fameuse « gentrification » qui détruit peu à peu l’âme des grandes villes). Et, dans la ville, dans Marseille, il y a cet immeuble étrange, le « Grand Domaine », où habite Lili Sohn, l’autrice. Un immeuble étrange par son architecture, et par son histoire, riche et complexe, qui semble avoir induit chez ses habitants un certain modèle de vie communautaire. Mais d’où est-ce que tout ça vient ? C’est la question qui turlupine Lili, qui se lance dans une enquête au long cours, pour identifier les origines de l’immeuble, mais surtout comprendre la trajectoire de ses habitants au fil du temps. Une enquête difficile, parce que les archives sont introuvables, ont été détruites, ne servant à rien dans notre monde obsédé par le futur immédiat et le profit. Alors, quelle autre manière pour reconstituer l’histoire que d’en retrouver les acteurs et les interroger sur ce dont ils se souviennent ?
Oui, l’enquête menée par Lili Sohn est peu professionnelle, guidée par des intuitions, des coups de cœur, des doutes personnels aussi. Ses résultats sont incomplets, voir parcellaires, sujets à caution. Ce qui ne veut pas dire que Chroniques du Grand Domaine soit un livre anecdotique : peut-être même qu’il touche de très près tout un tas de vérités que l’on choisit désormais d’ignorer, parce qu’elles ne correspondent pas au « grand roman français » dont rêvent les nationalistes.
Car, initialement bâtiment industriel, le Grand Domaine est devenu, avec l’arrivée croissante d’exilés venus de tout le pourtour de la Méditerranée, le refuge d’une multitude petits artisans, de petits commerçants immigrés (arméniens tout d’abord, puis de nombreux autres pays), attirés par les espaces disponibles et les loyers bas. S’est ainsi créé, autour du travail de chacun, un lieu de vie, une certaine manière de vivre ensemble typique de la société marseillaise. Puis, au cours des années « révolutionnaires » (la fin des années 60, les années post-Mai 68), ce sont les militants, les organisations politiques, les structures d’accueil et d’entraide qui y ont élu domicile, en parallèle avec l’installation de nombreux artistes, engagés ou non. Jusqu’à notre époque, où le Grand Domaine est devenu un « immeuble d’habitation » presque ordinaire, qui plus est en cours de gentrification.
C’est donc toute l’histoire de Marseille au cours de plus d’un siècle qui se trouve représentée, mais aussi un bon pan de l’histoire de la France. Car nous sommes tous, nous Français, des enfants d’immigrés, et c’est bien le mélange régulier de cultures différentes qui a fait notre société. Mais ce que le beau livre de Lili Sohn rappelle aussi, c’est que c’est notre capacité de résistance collective au pouvoir, à l’Argent, à l’autorité qui a donné le meilleur de notre pays. Soit deux choses que nos politiciens « modernes » voudraient bien nous faire oublier.
Formellement, du fait de son mélange dynamique de textes « sérieux », de BD ludique – occasionnellement parsemée de gags jouant sur l’anachronisme -, de réflexions intimes de l’autrice, Chroniques du Grand Domaine peut initialement dérouter. Mais peu à peu, l’intelligence et l’émotion s’imposent, au point que l’on se sentira frustré que l’histoire ne continue pas quand la dernière page se referme. Il y aurait encore tant à dire.
Eric Debarnot
Chroniques du Grand Domaine
Scénario et dessin : Lili Sohn
272 pages – 27,50 €
Éditeur : Delcourt / Encrages
Parution : 15 mai 2024
Chroniques du Grand Domaine — Extrait :