Nos 20 albums préférés des années 60 : 5. The Doors – The Doors (1967)

Rétrospective des années 60 vues par le petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire nos goûts personnels plutôt que les impositions de « l’Histoire ». Aujourd’hui : le premier opus des Doors, devenu mythique, un coup de maître remarquablement abouti, une prouesse dans l’histoire du rock psychédélique.

The Doors image

Dans la Californie des sixties, surgit en janvier de l’année 67, l’album éponyme du groupe The Doors. Pour un premier opus devenu mythique, c’est un coup de maître remarquablement abouti, une prouesse dans l’histoire du rock psychédélique.

De tout évidence, les planètes s’alignent pour le groupe tenant son nom d’un ouvrage d’Aldous Huxley, The Doors of Perception. D’abord parce que les musiciens rodent de bons titres depuis des mois dans des clubs de West Hollywood à Los Angeles. Et Jim Morrison… Avec sa belle gueule, l’ange américain chante ses propres textes, bien allumés et nourris de lectures voraces. Tripant sous LSD, le chanteur provoque, au point de se faire dégager avec ses camarades du Whisky A Go Go après avoir chanté The End dans sa version la plus explicite. Si Jac Holzman du label Elektra qualifie d’abord Morrison de « sous-Jagger éructant une poésie merdique », il lui reconnait quand même un putain de charisme. Et le talent singulier du groupe fait le reste. Pas de bassiste, quelle drôle d’idée ! En effet, sur scène, toutes les lignes de basse sont jouées au clavier par Ray Manzarek de la main gauche… Cela l’intrigue tout autant que cette musique, alchimie réussie d’instrumentistes virtuoses. Un melting-pot typiquement américain. A l’origine guitariste de flamenco, Robbie Krieger vient juste de passer à l’électrique. Et le batteur John Densmore aime le jazz, en particulier le jeu de Coltrane. De formation classique, Manzarek est un pianiste qui connait son Bach quand il ne joue pas du blues.

The Doors coverLe contrat à peine signé, Elektra colle à l’affaire le producteur Paul Rothchild et l’ingénieur du son Bruce Botnick. Le groupe apporte des tapis, des lampes et de l’encens pour se sentir à l’aise. Ainsi que de la marijuana et du LSD pour l’expérience spirituelle, bien évidemment… Avec juste quelques prises par chanson, l’enregistrement dure à peine deux semaines au studio Sunset Sound Records, histoire de ne pas se ruiner en dépenses de production. Elektra doit tout de même signer des chèques pour régler des imprévus. Bien défoncé, Morrison se livre en effet à des facéties plus ou moins appréciées. Un jour, il fracasse une télé portable contre un mur parce que l’ingénieur du son regarde un match de base-ball pendant l’enregistrement ! Un soir, encore bien ravagé dans une hallucination incendiaire, Jim vide le contenu d’un extincteur sur tout le matériel ayant servi à enregistrer The End… Pas facile le garçon… mais essentiel ! Le producteur passe l’éponge en entendant le résultat final. Ce n’était qu’un début.. De l’aveu de ses camarades, Morrison ne tourne pas encore à l’alcool, qui le rendra particulièrement stupide et infect…

A l’aide d’une chambre d’écho donnant cet effet si spectral sur certaines chansons, Paul Rothchild arrange un son live le plus authentique possible. Pour que les chansons passent le temps, il délaisse les derniers effets à la mode, refusant même à Krieger le recours à une pédale wah-wah. Le musicien Larry Knechtel renforce la basse quand le clavier de Manzarek ne suffit pas. Très vite, Rothchild et Botnik comprennent qu’ils tiennent LE disque : « On a trouvé le son dès le premier jour. Tout était enregistré live. On n’a même pas rajouté d’effets par la suite ». Curiosité technique, un freinage mécanique sur le magnétophone à quatre pistes du studio entraina un ralenti variable sur tout l’enregistrement… ce que Botnik évoquera quarante ans plus tard, à l’occasion d’une réédition à la bonne vitesse selon lui, alimentant les querelles interminables des fans sur Internet. Seuls les singles originaux 45 tours – Light My Fire et Break On Through – ne souffrent pas de cette anomalie. Prévu pour les radios de l’époque, le mix mono a été écarté peu de temps après sa sortie originale pour un autre, en stéreo. Désormais, l’édition du 50ème anniversaire compile les deux versions de cette performance mémorable.

The Doors cover versoEn ouverture, Break On Through (To The Other Side) démarre fort avec son tempo de bossa nova brésilienne, initié par la batterie de Densmore. Chaque membre glisse au fur et à mesure dans ce déluge en fusion. Jouant au clavier sous l’influence de Stan Getz et João Gilberto, Manzarek ajoute aussi une ligne de basse inspirée de What’d I Say de Ray Charles. Le riff nerveux de guitare de Krieger s’inspire de la version de Paul Butterfield de Shake Your Moneymaker d’Elmore James. Bien chaud, Jim Morrison déroule une ode à la défonce avec la phrase récurrente « She gets high », qui n’est pas du goût de tout le monde à l’époque. Même la version censurée – « She Gets… Yeah ! » – passe mal auprès des programmateurs radio qui rechignent à diffuser la chanson sur les ondes. Le single ne décolle pas. Reste cette intro mythique…

L’autre single, Light my Fire, reste le plus gros succès du groupe à ce jour. Dès le début, le groupe sait qu’il tient la bombe : « Light My Fire était notre meilleure chanson, parce que lorsque nous la jouions au Whisky ou ailleurs, les gens devenaient fous », a déclaré un jour Krieger, compositeur du titre. Fort d’une intro d’anthologie sur son orgue Vox Continental, « une sorte de spirale de Fibonacci enroulée sur elle-même ». selon Manzarek, ce tube immédiat est une véritable charge psychédélique. Morrison se tait après son chant d’intro avant de reprendre sur la fin, laissant le groupe en pleine démonstration de force, rejoint par le bassiste Larry Knechtel, pour sept minutes de transe hypnotique. Ni une ni deux, le directeur d’Elektra demande à Rothchild de trancher dans le vif pour tenir les 3 minutes du format habituel de la diffusion radio. Succès foudroyant. Plus d’un million de copies vendues en quelques semaines ! En tête des charts US au cours de l’été, ce single propulse l’album au sommet des ventes au point d’atteindre la deuxième place en septembre… Seul le Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles empêcha Morrison et ses camarades de toucher le Graal. We couldn’t get much higher. Rien que ça.

Après ces beaux morceaux de bravoure, The Doors dévoile davantage l’univers du groupe avec des chansons plus calmes dans un style toujours maîtrisé. Construit sur un crescendo vocal et son tempo cadencé, Soul Kitchen évoque « Olivia’s », un petit restaurant bon marché de Venice Beach, où l’étudiant Morrison avait ses habitudes. The Crystal Ship est une ballade amoureuse et mélancolique, chantée par Jim en guise d’adieu à Mary Werbelow, son premier amour. I Looked At You est une ancienne composition du groupe, enregistrée à l’occasion, qui tient plus de la comptine anodine, une respiration avant une nouvelle turbulence ?

Quelques titres livrent de jolies trouvailles bien inspirées. Sur Twentieth Century Fox, Paul Rothchild fait marcher le groupe sur des planches de bois dans le studio pour obtenir l’effet de martèlement entendu sur le refrain de la chanson : « Je venais de faire un disque de flamenco où j’avais utilisé une idée similaire. J’ai pensé que ce serait génial de le mettre sur un disque de rock ‘n’ roll ». Autre référence sur ce disque qui en fourmille de toutes sortes, Manzarek tente un solo inspiré par Johann Sebastian Bach sur Take It as It Comes, un hommage à Maharishi Mahesh Yogi dont l’atelier de méditation était suivi par les membres du groupe. Traversé par des slides de guitare, le planant End of the Night se veut une lointaine référence au Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, citant un poème de William Blake, Auguries of Innocence : « Some are born to sweet delight / Some are born to the endless night ».

Signe supplémentaire de l’éclectisme du groupe, The Doors offre aussi deux belles reprises. L’une est américaine avec Back Door Man, un pur blues de Willie Dixon, gorgé de tension grasse. Il s’agit d’ailleurs d’un jeu de mots à double entrée (I’m a back door man, whoa / The men don’t know / But the little girls understand…), ajoutant à la sensualité très lourde de la chanson. L’autre est européenne avec la fameuse Alabama Song de Bertholt Brecht et Kurt Weil, traversée par les notes d’un marxophone de cabaret du plus bel effet foutraque, version idéale de décadence pour se rendre à l’apocalypse finale.

The Doors promo photo

Point d’orgue monumental, enregistré en deux prises, dans une rivière de sons hallucinés, The End pulvérise sans retenue le convenu et gentillet format des trois minutes, « filles et surprises-parties », de l’époque. Tous les membres d’Elektra présents dans le studio ont encore des frissons de l’envoutement. Le premier soir, Jim a pris du LSD, impossible d’enregistrer. Le deuxième, il disparaît très vite… Finalement, on le retrouve quelques heures plus tard dans l’église catholique du quartier, un missel à la main. De retour au studio, il en déchire les pages, une à une, en marmonnant une sorte de mantra oedipien… « Kill the father, fuck the mother… Kill the father, fuck the mother ». Le studio est alors plongé dans la pénombre avec pour seul éclairage les voyants des VU-mètres et quelques bougies disposées près de Jim dans sa cabine vocale, tournant le dos à la régie. Les cymbales, les basses, la guitare et les claviers accompagnent le Roi Lézard dans la montée aux sonorités indiennes, les excitations sporadiques, pour atteindre la transe chamanique, le chaos fusionnel à grands coup de « kill, kill…fuck, fuck », avant la descente apaisée. Le producteur Paul Rothchild raconte : « A croire que la Déesse de la Musique était dans la pièce ce soir-là ». A un moment, pendant la séance d’enregistrement, Morrison, inquiet, très ému, presque en larmes, s’est mis à crier dans le studio : « EST-CE QUE QUELQU’UN ME COMPREND ? » Et j’ai répondu : « Oui, moi. »

The Doors offre un point culminant du rock psychédélique, riche de références multiples, servies par une équipe talentueuse et un chanteur au charisme très allumé. Tout semble alors se conjuguer pour donner vie à une œuvre maîtresse, emblématique de son époque.

Post scriptum : Quelques mois plus tard, lors de la sortie de l’album, bien loin de se contenter d’une lecture au premier degré, Paul Rothchild expliqua la symbolique du fameux passage œdipien aux journalistes du fanzine Crawdaddy : « Tuer le père signifie tuer toutes ces choses qui sont instillées en vous et qui ne sont pas de vous, elles ne vous appartiennent pas, ce sont des concepts étrangers qui ne vous appartiennent pas, elles doivent mourir, ce sont ces choses qui doivent mourir. C’est la révolution psychédélique. Baiser la mère est très basique, cela signifie revenir à l’essence, à ce qu’est la réalité, ce qu’est la mère-naissance, très réelle, tu peux la toucher, tu peux la saisir, tu peux la sentir, c’est la nature, ça ne peut pas te mentir. Revenez à la réalité, revenez à votre propre réalité, revenez à vous-même… »

Amaury de Lauzanne

The Doors – The Doors
Label : Elektra
Paru le 4 janvier 1967

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