Après les Alpinistes de Staline, qui nous contait l’aventure des camarades qui allèrent planter le drapeau rouge sur les sommets d’Asie Centrale, l’écrivain voyageur Cédric Gras nous emporte dans une suite fort logique.
Dans les années 50 la Chine envahit le Tibet et quelques camarades reçoivent la mission de porter le buste de Mao sur le sommet du Tibet récemment conquis, le sommet de la Chine Populaire encore toute jeune (elle fête son dixième anniversaire), bref sur le sommet du Monde : le Qomolangma, la déesse de l’univers, que ces infâmes droitiers de capitalistes avaient baptisé Mont Everest pour glorifier l’arpenteur général des Indes Britanniques.
Les camarades sélectionnés par le Grand Timonier n’y connaissent rien : ils n’ont jamais randonné, jamais tenu un piolet ni chaussé des crampons, jamais pratiqué ne serait-ce qu’un peu de varappe.
Qu’à cela ne tienne, pour mettre sur pieds ce « […] groupe d’élite hautement novice » on ira demander un peu de formation et un peu d’équipement au Grand Frère Soviétique.
Assurément, un peu d’entrainement et beaucoup de fanatisme maoïste ne pourra que conduire les camarades et le Parti à la gloire, lorsqu’ils réussiront l’ascension de l’Everest (pardon, du Qomolangma) par la face nord, celle du Tibet – et ce sera une première puisque c’est cette fameuse face nord qui a vu périr les alpinistes britanniques George Mallory et Andrew Irvine en 1924.
[…] Ils partent de très loin, de zéro en vérité. C’est peut-être toute la beauté de leur épopée.
On apprécie le fastidieux travail réalisé par l’auteur : contrairement à la précédente aventure des grands frères russes, il n’existe que très peu de témoignages de cette épopée maoïste. Des rapports officiels bouffis de propagande maoïste, quelques sources russes, quelques rares photos, …
Mais il en fallait plus pour arrêter Cédric Gras !
[…] Je n’ai retrouvé que quelques brèves réminiscences. Le ton est naïf, les remarques prosaïques, la vue courte, l’expérience nulle.
[…] Ces hommes sans moyens ni volonté de postérité ne se plaignent ni ne se vantent dans la grande Histoire. Ils ne témoignent pas. Des rapports le feront pour eux.
Dans son précédent ouvrage (Alpinistes de Staline), Cédric Gras nous donnait en filigrane tout le déroulé de la terrible dérive stalinienne et cette fois nous allons suivre l’invasion du Tibet en direct : les chinois se lancent à l’assaut de l’Everest en 1960, juste un an après le soulèvement tibétain de 1959 et la terrible répression qui s’en suivit.
L’auteur sait parfaitement s’effacer derrière son sujet et ses héros et nous livre un passionnant feuilleton à multiples rebondissements alpins, culturels et politiques.
Dans ses romans, Cédric Gras nous parle de « […] la montagne certes, mais comme belvédère sur une époque fascinante« .
Le manque de sources et la surabondance de propagande font que les personnages ne peuvent être que dessinés à gros traits, le récit n’a pas tout à fait le parfum d’aventure de l’épisode russe précédent.
Fort heureusement la prose de Cédric Gras est toujours aussi lumineuse et agréable : sa plume parvient à faire de tout cela un formidable document sur une région et une époque mal connue.
En 1960, après quelques tentatives mitigées sur des sommets moins prestigieux, c’est une gigantesque expédition d’état, encadrée par l’armée, qui se lance à l’assaut du sommet mythique. Des centaines d’hommes, plusieurs dizaines d’alpinistes (même s’ils sont jeunes et pour le moins inexpérimentés !), des scientifiques, des centaines de porteurs, des camions de ravitaillement, une logistique à l’échelle du pays, …
Ils seront plusieurs dizaines à dépasser les 8.000 mètres, c’est déjà un record.
Et bientôt la nouvelle tombe :
[…] Wang Fuzhuou, Gonpo et Qu Yinhua de l’équipe d’alpinisme chinoise ont atteint le plus haut sommet du monde à 4 h 20 le 25 mai 1960.
[…] L’agence officielle Xinhua clame : « Le mythe de l’impossible voie nord de l’Everest a volé en éclats ! »
Mais aucune preuve ne pourra être présentée, aucune photo, aucun vestige supposé laissé sur place ne sera retrouvé plus tard.
Les récits sont confus et peu cohérents, la propagande et la censure prennent le relais.
Alors que s’est-il réellement passé là-haut ?
[…] On clama que Wang Fuzhuou, Qu Yinhua et Gonpo avaient porté l’étendard rouge au sommet de l’Everest, en mai 1960. Qu’importait qu’ils aient réussi, il suffisait qu’ils se taisent.
[…] Ces hommes-là ne pouvaient raisonnablement redescendre perdants. On ne leur demanda rien et ils firent comme si. Un mensonge tacite, collectif et couru d’avance. Il n’était pas prévu qu’ils échouent. Ils devaient conquérir l’Everest « à tout prix », celui de la vérité compris.
Lorsqu’ils redescendent du toit du monde, c’est une dure réalité qui les accueille : la Chine est sinistrée dans un catastrophique grand bond en avant qui va bientôt l’emporter dans le chaos d’une révolution culturelle.
Les chefs d’expédition Xu Jing et Liu Lianman vont bientôt partir en rééducation, le Parti n’est guère reconnaissant envers ses héros.
Et il faudra attendre la fin des troubles politiques pour qu’en 1975, une nouvelle méga-expédition envoie une dizaine d’alpinistes, dont une femme, jusqu’au sommet : et cette fois, ils ont emporté leur appareil photo, histoire de faire taire les doutes et les médisances capitalistes sur l’expédition de 1960 !
Bruno Ménétrier