Désormais reconnue comme une très grande série, The Bear s’offre le luxe inouï d’une troisième saison assagie, de digression et de réflexion. Et confirme ainsi sa singularité et son excellence…
« The Beef », le snack bar de quartier nourrissant les voisins de sandwiches de viande de bœuf, est devenu « The Bear », nouveau lieu à la mode de la grande gastronomie de Chicago. Carmy a réalisé son rêve, et a réussi à élever toute son équipe vers l’excellence nécessaire pour faire tourner un tel restaurant. The Bear, la série, aurait pu s’arrêter sur le magnifique dernier épisode de la saison 2 : le triomphe professionnel de Carmy s’accompagnait de son effondrement personnel. Le rêve, une fois atteint, avait des teintes de cauchemar.
Mais Christopher Storer, le créateur, scénariste et principal réalisateur de cette série, au démarrage controversé, et qui s’est mise à accumuler les récompenses et les louanges unanimes de la critique, n’était – à l’image de son personnage principal – pas satisfait. Car la vie continue, on le sait tous, et une fois atteint un objectif, d’autres apparaissent : gagner la reconnaissance de la presse spécialisée, décrocher une première étoile au Guide Michelin, et – ce qui n’est pas le plus facile – équilibrer les comptes d’un restaurant qui est un véritable gouffre financier (au grand désespoir d’Uncle Jimmy, qui finance l’affaire…). Et, pour Carmy, reconquérir Claire.
Cette troisième saison devrait donc, en toute logique, raconter comment l’équipe du « Bear » affronte ces nouveaux défis. N’ayant peur de rien, et visiblement décidé à imprimer sa marque dans l’histoire de la série TV moderne, Storer ne fait rien de tout ça, et nous offre 10 épisodes quasiment « sans histoire à raconter » (au grand dam d’une partie des téléspectateurs US qui jugent maintenant la série prétentieuse et ennuyeuse !). Comme une « parenthèse enchantée » après le récit souvent épuisant de la lutte menée par Carmy et ses « chefs » contre l’adversité, mais aussi contre le temps (« Every Second Counts » est le message, décroché du mur d’un grand restaurant qui ferme dans le dernier épisode, ironiquement intitulé Forever…).
Oui, cette troisième saison est stupéfiante. C’est une œuvre d’art, c’est l’occasion pour le cinéphile de connaître de superbes moments d’émotion, loin des mécanismes habituels de la forme sérielle. Le premier épisode, quasiment sans dialogues, est une succession d’images précises du travail des « chefs » et de leurs équipes : il revient aussi, sans user du procédé usé du flashback, sur la trajectoire de Carmy, ce qui nous permet aussi de comprendre d’où viennent ses blessures. Tomorrow (qui aurait pu s’appeler « Yesterday ») est une rupture profonde dans la série, et une claque. C’est aussi l’occasion pour Storer d’inviter des acteurs extérieurs à sa série (Will Poulter, mais surtout la grande Olivia Colman !), ainsi que de véritables chefs qui apportent leur crédibilité à cet épisode centré sur le TRAVAIL.
Les deux épisodes suivants, Next et Doors, renouent avec l’ADN de The Bear : conflits, bavardages, hystérie, stress. Mais ce n’est qu’une fausse piste. La suite va s’attacher à nous décrire, de manière beaucoup plus intime, certains des personnages que nous avons vus en action dans les deux saisons précédentes : cette approche culmine avec Napkins, sublime épisode revenant sur l’arrivée de Tina au « Beef ». The Bear n’a peut-être jamais été aussi brillant qu’avec cet épisode.
Ice Chips fait un pas de côté, et ramène au centre de l’écran Jamie Lee Curtis pour un nouveau grand numéro d’actrice (on peut néanmoins trouver sa performance un peu plus stéréotypée que le reste de la série), qu’on savourera à sa juste valeur. La conclusion de la saison, la paire d’épisodes Apologies / Forever, a beaucoup irrité les téléspectateurs avides de surprises ou au moins « d’évolution » de l’intrigue : en alignant les dialogues, parfois anodins, parfois sur-signifiants, entre les personnages, en refusant d’avancer sur aucun des conflits, en prenant toujours son temps de filmer au plus près ses acteurs pour complexifier ses personnages, Storer désarçonne le « grand public », mais enchante les amoureux de « vrai cinéma ».
Avec cette troisième saison, The Bear a définitivement gagné ses étoiles au « Guide Michelin » des grandes séries.
Eric Debarnot