Patrice Jean n’en démord pas : l’époque est insensée et manque cruellement de distance. Dans La vie des spectres, son nouveau roman au style fluide et agréable, il dénonce la militance, qu’elle soit progressiste ou réactionnaire.
Jean Dulac est un pigiste de la presse locale Nantaise qui n’a pas la plume dans sa poche. Il fait des vagues à contre-courant pour écumer les platitudes du temps. Il est chargé d’établir des portraits flatteurs de personnalités locales en vue mais son allergie aux postures progressistes de l’époque ne peut freiner ses saillies satiriques. Il écrit tout ce que sa voix bannie, car l’homme n’est pas d’un naturel insoumis. Ses mots font office de double vitrage face aux réactions outrées de son biotope culturel.
Pompon sur la Garonne, expression qui peut naviguer jusqu’à la Loire, quand son fils Simon participe à la diffusion sur les réseaux sociaux d’ébats d’une surveillante de son lycée, et qu’à la suite, Moussa, un copain du fiston, accuse des fachos de l’avoir tabassé sur ordre de la victime. Jean assiste impuissant à un déferlement de colères dopées aux préjugés. Il voit sa famille et ses proches rejoindre la meute de ses détracteurs dès qu’il suggère un peu de prudence dans les accusations.
Père devenu paria, mari devenu cible, l’homme tombe de l’échelle des valeurs morales, atterré que la réaction supplante la réflexion, que le statut de victime s’attache moins aux faits qu’à son genre et opinions et que la vérité importe moins que l’engagement.
Jean décide alors de quitter la ZAD conjugale. Il part habiter dans un minuscule appartement à l’arrière-cour d’un immeuble pour papoter avec certains spectres de sa connaissance… et du titre. Son cloisonnement va correspondre à l’éruption boutonneuse d’une nouvelle pandémie causée par un mystérieux virus. Plus de margoulins que de pangolins au programme et des coups de cœur dans l’eau.
Depuis L’homme surnuméraire, en passant par La Poursuite de l’Idéal avec un détour par Le parti d’Edgar Winger, Patrice Jean n’en démord pas : l’époque est insensée et manque cruellement de distance. Professeur de lettres, l’auteur m’a une nouvelle fois enchanté par son style, fluide et agréable, ses citations au style Cioranesques méritent d’être collectionnées comme les sentences impitoyables d’une époque.
En début d’année, Patrice Jean avait publié un essai Kafka au Candy-shop, sous-titré « La littérature face au militantisme », que n’aurait pas renié le regretté Philippe Muray et que La vie des spectres met d’une certaine façon en pratique. Si je reprends ses mots : « le roman devrait être, par essence, contraire au militantisme : un roman raconte la vie intérieure des personnages, avec leurs angoisses, leurs défauts, leurs saloperies ; il n’y a que le roman kitsch ou le roman militant pour qui tout est clair, pour qui les bons sont totalement bons et les méchants complètement méchants ».
Dans son roman, il en fait la preuve par l’absurde. Il dénonce la militance, qu’elle soit progressiste ou réactionnaire, qui aveugle la raison et impose à chacun de choisir son camp, dans une vision binaire bien éloignée de la complexité de la vie. Il n’est pas plus tendre avec la société de consommation.
Un léger bémol. J’apprécie énormément cet auteur mais je regrette que le pamphlétaire déborde de plus en plus le romancier. Ses propres idées gomment un peu la fluidité du récit, constat que j’avais déjà fait à la lecture de Rééducation nationale.
Olivier De Bouty