Et nous voici arrivés à la fin de notre rétrospective Scorsese, fin peut-être non définitive, du moins on l’espère toujours. Killers of the Flower Moon est une réussite étonnante, qui voit Scorsese continuer à creuser les thèmes qui lui importent, mais en abordant cette fois un genre nouveau pour lui, le western…
On avait pu penser que les tonalités de requiem qui achevaient The Irishman faisaient de ce film le dernier de Martin Scorsese : il n’en aura rien été. A 80 ans, le cinéaste s’est embarqué dans une nouvelle saga, tout aussi longue (3h30), sur la communauté Osage et sa cohabitation complexe avec l’homme blanc. Il aurait pu donner le sentiment de s’essayer sur le tard au western, un genre qu’il a toujours admiré sans oser s’y confronter ; mais son film, adapté du récit non fictif de David Grann, est surtout une pierre supplémentaire à l’édifice qu’il construit depuis des décennies, à savoir une contre Histoire de l’Amérique phagocytée par les faiblesses humaines.
Constat désenchanté sur les ravages de la convoitise, Killers of the Flower Moon est un récit fleuve irrigué par les poisons : celui de l’or noir, qui enrichit avant de corrompre la terre laissée à la tribu des Osages, celui de l’avidité des prédateurs attirés par l’appât du gain, avant que ne coulent à flot le sang et le poison dans les veines de victimes innocentes. Scorsese offre ici une nouvelle variation de son éternel portrait de l’Amérique aux mains des criminels. Après la mafia flamboyante des années 90, et une évolution vers le trader contemporain dans Le Loup de Wall Street, le cinéaste investit des terres moins ostentatoires. De Niro, en patriarche colon, est un monstre insidieux centralisant toute la fourberie du politique corrompu, déguisant sous les discours et l’empathie à l’égard des tribus indiennes un long travail d’extermination. En découle un récit familial proprement shakespearien, où chaque lien est vicié par les influences, en prise sous les tentacules d’un capitalisme en plein déploiement.
Il est intéressant de mentionner l’évolution radicale du scénario en cours de développement : DiCaprio devait à l’origine jouer le rôle de l’agent du FBI, débarquant dans une communauté ravagée par les meurtres. Scorsese et lui ont fini par comprendre que cette figure du sauveur blanc n’avait rien à apporter au récit, en inversant les points de vue pour suivre la trajectoire d’un benêt manipulé par son oncle. Le duo des comédiens fonctionne ainsi sur plusieurs niveaux, n’excluant pas l’humour dans le décalage entre le cerveau et son exécutant pas toujours très alerte. Si le premier impressionne par une présence glaciale et inébranlable, le second peut se laisser aller à un certain cabotinage, par un faciès surjouant parfois la bêtise. Mais c’est surtout face à Lily Gladstone que le duo s’efface : la comédienne, impériale dans son incarnation, porte sur elle la dignité d’un peuple supplicié, et enveloppe cette saga d’une mélancolie poignante, pour l’un des plus grands rôles féminins filmés par Scorsese.
Par elle, la narration se mue en oraison funèbre : à cette tonalité de sommaire permanent des débuts (ligne musicale soutenue, diversité des voix off, ampleur des décors, diversité des personnages) succède la voix d’une femme empoisonnée qui concentre en elle la fille, la sœur, la mère et l’épouse. La vigueur de la reconstitution historique passe ainsi de l’épique (pastiche du cinéma muet dans l’exposition, prises de vue aérienne sur la communauté, courses de voiture…) au familial, et la virtuosité de Scorsese, franche dans la première moitié à l’image de ce plan séquence dans la maison familial, se gangrène progressivement en tableaux crépusculaires où les notables blancs prennent leur quartiers, à l’image de cette société secrète qui renverrait presque à l’imagerie de Twin Peaks, lieu froid et minéral qui ourdit le destin du monde extérieur.
Cette intimité croissante, de la ville à la famille, de la famille au couple, tresse ainsi tous les enjeux d’un récit plus vaste, qui ne pourra se débarrasser des attendus du genre (la violence du western, la corruption des gangsters, la morbidité de la tragédie), tout en prenant fait et cause pour une culture en train de s’effacer. Le regard porté par Scorsese sur la culture indienne rappelle ces tentatives d’ouverture à d’autres horizons (dans Kundun ou Silence par exemple), et la douleur de les filmer suppliciées par un oppresseur. Cette lassitude de donner à voir l’éternelle marche d’un monde voué à l’autodestruction explique sans doute la très belle idée de l’épilogue, qui s’enferme dans les coulisses d’un show radiophonique pour achever le récit : les témoins de l’Histoire auront besoin, pour s’apaiser, d’écouter et de laisser les yeux au repos.
Sergent Pepper