« La Petite bonne », de Bérénice Pichat : un huis clos bouleversant

À chaque rentrée littéraire son lot de primo-romanciers prometteurs. Sur les 459 romans placés sur les étals d’ici à la mi-octobre, 68 sont des premiers romans. Celui de Bérénice Pichat se démarque assurément par la puissance des émotions qu’ils convoquent, ainsi que par la qualité formelle qui le tient du début à la fin.

Bérénice Pichat
Bérénice Pichat ©Chloé Vollmer-Lo.

Au mitan des années 1930, la petite bonne est au service de plusieurs familles bourgeoises de région parisienne, dont les Daniel, couple atypique composé d’une ancien pianiste, survivant de la bataille de la Somme dont il est revenu gueule cassée, amputé des membres inférieurs au niveau des genoux, les mains mutilées, et son épouse. Poussée par son mari, cette dernière accepte exceptionnellement de passer un week-end à la campagne chez une amie. La petite bonne est chargée de s’occuper de Monsieur. Bérénice Pichat concentre le récit sur ce huis-clos de trois jours dans la maison des Daniel.

La Petite bonneLa première chose qui frappe et étonne, c’est la structure choisie par l’autrice. Des passages en vers libres alternent avec des passages en prose, tous à la troisième personne. Dans certains romans, ce type de forme s’apparente à un gadget avec lequel l’auteur se regarde écrire en mode épate-bourgeois. Mais là, le procédé est d’une évidente pertinence pour changer de points de vue de façon lisible et aller au cœur de la psyché des personnages.

Les vers libres sont associés à la voix de la petite bonne, des phrases courtes, simples, épurées, sans aucune ponctuation. Le rythme apporté par les retours à la ligne et le choix des mots déploient immédiatement une poésie et une musicalité qui soulignent les silences et marquent les respirations. La prose de récit à l’élégance classique porte elle les voix de Madame et Monsieur; les phrases, plus amples, sont riches en adjectifs et descriptions.

Un dialogue se crée entre ces trois voix, à égalité, rapprochant ainsi des classes sociales qui ne se côtoient que dans un rapport hiérarchique immuable. Le vécu de chacun, son intériorité s’entrelace avec ceux des autres. Progressivement, le récit monte en crescendo dans leur intimité, presque dans le registre confessionnel, tant Bérénice Pichat compose des tableaux psychologiques d’une grande finesse, avec une attention particulière posée sur les corps, leur sensualité et leur sensibilité.

Hors-champ loin de son foyer, Madame reste une présence invisible du huis-clos, elle la mutilée sociale, dévouée à son travail d’épouse avec une abnégation sacrificielle doublée de la culpabilité d’être partie quelques jours. Le tragique de sa condition accompagne le bras de fer qui se joue entre son mari et la bonne.

« Pour l’instant elle l’observe
autant que lui la regarde
en douce
Sans en avoir l’air
ils se jaugent
Le premier qui bougera
aura perdu
aura raison »

Le lien inattendu qui se crée entre eux fascine. On le voit se construire dans une tension à la fois pudique et ferme. Au-delà du mépris de classe, de la méfiance, de la peur et du dégoût, ils se testent, se parlent, apprennent à cohabiter et à comprendre l’altérité face à eux. L’intensité émotionnelle est telle qu’on est subjugué par la beauté de certaines scènes, comme celle-ci lorsque la petite bonne voit Monsieur pleurer et ose le toucher :

La fin est vraiment inattendue mais parfaitement amenée. Elle résonne longtemps, bouleversante, amenant à reconsidérer certains passages en vers libres, alignés sur la droite contrairement aux autres alignées sur la gauche, dont la signification aurait û échapper dans le feu de la lecture et la puissance des enjeux. Ce premier roman est sublime de bout en bout.

Marie-Laure Kiry

La Petite bonne
Roman de Bérénice Pichat
Editeur : Les Avrils
272 pages – 21,10 €
Date de parution : 28 août 2024