Dans une analyse aussi brillante que surprenante, l’auteure décortique ce que fut le couple Orwell et démonte les mécanismes de la culture patriarcale qui effacèrent totalement l’épouse et occultèrent le côté obscur du génial écrivain.
On ne connait guère Anna Funder, auteure d’un ou deux bouquins ayant comme décor l’histoire récente de l’Allemagne (elle est née en Australie mais a vécu à Paris, San Francisco et Berlin).
À partir de lettres découvertes en 2005 (c’est-à-dire bien longtemps après que les biographies d’Orwell furent écrites) Anna Funder s’attaque ici à l’histoire du couple Orwell : on y découvre Eileen O’Shaughnessy, la femme d’Eric Blair, le génial auteur de 1984, dans une très surprenante entreprise de réhabilitation de l’épouse de l’écrivain occultée par l’Histoire. Un travail rigoureux, édifiant, qui étonnera plus d’un lecteur et qui démonte un à un les mécanismes de notre très efficace société culturelle patriarcale.
George Orwell fut « l’un des hommes les plus lus et les plus influents de son siècle » (selon l’un de ses biographes, Jeffrey Meyers). Ce siècle qui a façonné notre monde d’aujourd’hui. Le lecteur curieux ne peut donc que se montrer ravi d’approcher une nouvelle fois cet écrivain mythique, surtout quand on lui propose d’entrer chez lui au bras de son épouse, un angle d’approche plutôt original.
Mais ce lecteur curieux va vite être surpris par l’angle d’attaque choisi par Anna Funder : car c’est bien une véritable attaque en règle, sans concession, efficace, qui va chercher (et parvenir !) à démontrer l’effroyable effacement de la personnalité de Eileen O’Shaughnessy – une femme intellectuelle, libérée, émancipée – dans l’ombre ou le sillage de son auteur de mari.
Eileen va devenir l’Ange au foyer, celle que Virginia Woolf avait, de son propre aveu, tuée de ses propres mains : « […] Si je ne l’avais pas tuée, écrit Woolf, c’est elle qui m’aurait tuée. Elle aurait arraché le cœur de mon écriture.«
La démarche d’Anna Funder est riche d’enseignements : elle analyse les biographies d’Orwell et les lettres de ses proches d’une manière méthodique et rigoureuse, féroce et terriblement efficace. Elle va jusqu’à nous inviter dans la chambre à coucher du couple Orwell. Elle décortique les photos comme les textes, jusqu’à la syntaxe utilisée par les biographes du génial Orwell : l’usage du « on » impersonnel, de la forme passive, … Elle démonte pièce par pièce toute la mécanique (la plupart du temps inconsciente) qui vise à oblitérer le rôle de l’épouse de l’écrivain, à occulter les côtés sombres de la personnalité de Eric Blair, alias George Orwell, qui fut un impardonnable égoïste dans son rôle de mari, inconsciemment, en toute « innocence », comme la plupart des hommes de son époque (notre époque ?).
Dans ce procès à charge, la condamnation du système patriarcal genré est sans appel qui veut qu’une bonne épouse réunisse toutes les conditions nécessaires à l’épanouissement essentiel du génie d’un artiste.
Même si l’on se fiche un peu aujourd’hui – on dira peut-être qu’il y a prescription devant l’œuvre ? – que le génial écrivain fut ou non un triste sire, on ne peut qu’être en admiration devant le minutieux et rigoureux travail littéraire réalisé par Anna Funder. Son approche (herméneutique) est vraiment époustouflante, sa démonstration réellement brillante.
Mais la vraie puissance de son bouquin, le véritable tour de force, c’est qu’en miroir de cet impressionnant travail d’exégèse, on ne peut qu’être subjugué par l’énormité de la mécanique qui est ainsi démontée sous nos yeux : on a rarement l’occasion de réaliser ce dont est capable notre société culturelle, de mesurer la puissance d’une telle entreprise d’occultation systématique de l’épouse (ici, celle d’un artiste).
On sait bien que ce sont les vainqueurs qui ont écrit l’histoire, mais le propos d’Anna Funder est pour le moins ironique et paradoxal quand on songe qu’il s’agit de l’auteur qui mit en scène dans 1984, le Miniver, le ministère de la vérité, chargé de remanier les archives du passé pour les faire correspondre aux attentes du pouvoir !
On suivra le couple Orwell dans ses pérégrinations et sa vie de bohème : la Guerre d’Espagne, le misérable cottage de la campagne anglaise, un autre sur l’île de Jura, les vacances au Maroc, le Blitz de Londres, …
Eileen O’Shaughnessy rencontre Eric Blair en 1935 et l’épouse un an plus tard.
Elle décédera en 1945 (on ne vous en dit pas plus mais c’est dramatique à pleurer, la séquence émotion du bouquin, si, si).
Si Anna Funder réussit à rendre son livre agréable et passionnant, c’est tout de même une lecture exigeante tant la brillante démonstration flirte souvent avec l’essai philosophique.
Mais s’il vous manquait encore quelques motivations pour vous plonger dans cet étonnant bouquin (et peut-être relire les œuvres d’Orwell), sachez également que 1984 est tout de même le titre d’un poème de dame Eileen et que c’est elle qui eut l’idée d’écrire sous forme de fable animalière le premier véritable succès d’Orwell : La ferme des animaux !
L’analyse d’un autre écrit d’Orwell « Hommage à la Catalogne » sur la Guerre d’Espagne en dit long sur l’invisibilité de l’épouse, laissons le dernier mot à Anna Funder : « […] J’avais reconstitué le séjour d’Eileen en Espagne, pourtant je me sentais toujours perplexe à l’idée d’avoir lu deux fois « Hommage à la Catalogne » sans avoir compris qu’elle était là« .
Rentrée littéraire oblige, ce livre sera peut-être l’occasion de découvrir également « Julia », le roman de l’américaine Sandra Newman qui est paru cet été chez Robert Laffont et nous propose un jeu de miroirs avec une version féministe de … 1984 justement !
Bruno Ménétrier