« Père-patrie » de Jean-Robert Jouanny : comment aimer la Russie aujourd’hui ?

Un intellectuel russophile ne supporte plus les velléités poutiniennes et décide de vider sa bibliothèque russe… Mais est-ce possible de mettre dans le même panier tous les grands auteurs russes, et de détester un pays parce que ses dirigeants conduisent une politique agressive vis à vis de ses voisins ?

Jean-Robert Jouanny-2024

« Peut-on tout garder de sa bibliothèque quand on a adoré la Russie ? » L’éditeur semble poser cette question à l’auteur qui a effectivement été, et est certainement encore, un grand russophile malgré tout ce qu’il ne peut plus accepter en provenance de la patrie des Dostoïevski, Tolstoï, Lermontov, Pouchkine et autres… et qui est celle aussi de Poutine et de ses sicaires.

L’auteur, Jean-Robert Jouanny, est le fils d’un couple atypique : sa mère a vingt-sept ans de moins que son père, qui était son directeur de maîtrise, et lui est né alors que ce père avait soixante ans déjà. Il a hérité de leurs gênes littéraires et de leur amour des lettres. En bons enseignants (la mère est professeure de français, le père terminera sa carrière à la Sorbonne comme professeur de latin), ils connaissent toutes les ficelles pour intégrer un bon collège. En l’occurrence, le père conseille vivement à son fils de choisir le russe en LV1 : la magie du choix opère, il intègre un excellent collège où la professeure de russe lui transmet sa passion pour la Russie. Quand elle l’évoque, elle cite un satiriste du XIX° siècle, qui répondait quand on lui demandait ce qui se passe dans son pays : « je dirai à coup sûr : on y boit et on y vole ».

pere-patrie

Il allait « aimer la Russie comme une malédiction ». Un peu comme Lesley Blanch l’a aimée avec le fameux Russe qui visitait sa mère quand il en avait la possibilité et peut-être l’envie. Ils ont les mêmes mots pour évoquer la magie du Lac Baïkal, la Sibérie, le Transsibérien,… Ils transmettent le même amour pour cet immense territoire que j’ai traversé avec Michel Strogoff quand je n’étais encore qu’un enfant, et aussi la même envie d’y aller peut-être un jour quand cela sera possible.

Ainsi, Jean-Robert découvre la Russie dans les grands textes et se prend de passion pour ce pays . il y fait un premier voyage passion au cœur des seventies et, en 2008, intègre le MGIMO de Moscou où il effectue une année d’étude supérieure. Il y rencontre la belle Olga avec laquelle il vivra une aventure passionnelle de cinq années. A cette occasion il découvre la face cachée de la Russie, celle de tous les excès : de la passion, des sentiments subversifs, du romantisme débordant, de la violence, de l’anarchisme qui le séduit…

Il suit la Russie à travers toutes ses évolutions après de la chute du pouvoir soviétique. Il connaît bien la société russe, sa façon de vivre, ses mœurs, son histoire, sa langue, sa culture, ses traditions, tout ce qui amène ce peuple à suivre un pouvoir qui a toujours été autoritaire. Il ne connait pas la démocratie, la modération, il ne connait que la force, la violence, la contrainte… Il lui faut un seigneur, un maître, un moujik, un secrétaire général ou un apparatchik quelconque à écouter et auquel obéir.

Jean-Robert ne supporte plus l’attitude de la Russie quand elle envahit la Crimée, et menace d’autres états de l’ancienne fédération. Il décide alors de se séparer de sa bibliothèque russe et des objets qu’il a ramenés de là-bas… mais peut-on tout jeter ? Il se pose la question que relaie l’éditeur sur la quatrième de couverture et que je cite au début de ce propos : faut-il mettre Dostoïevski dans le même panier que Tolstoï ? Alors, il relit, il feuillette, il jauge, il juge parfois, mais ne trouve pas de réponse à sa question. Chaque auteur a ses sentiments, ses opinons, ses pensées, ses références… C’est un long chemin qu’il entreprend, comme son père, qui, l’âge venant, a voulu abandonner sa passion pour la Grèce. Il trouve, à cette occasion, une connexion, une connivence, avec ce père trop peu connu.

J’ai beaucoup aimé ce texte car j’ai lu de nombreux auteurs russes, ukrainiens, baltes et autres, des pays de l’ancienne fédération de Russie. Cette littérature, pour moi, fait partie du patrimoine mondial de l’humanité littéraire. J’ai beaucoup aimé l’écriture de l’auteur, ses références, sa culture, son style, la fluidité et la richesse de son texte. C’est un petit bijou de livre qui pose de très bonnes questions, et qui montre bien qu’on peut aimer un pays sans apprécier ceux qui le dirigent. « L’âme russe » est peut-être un vieux truisme littéraire, mais elle existe bien dans la littérature et les mœurs russes. L’auteur en témoigne dans ce texte : « Les Russes prennent les inclinaison de l’âme très au sérieux. Rares sont les gens… qui s’interrogent à ce point sur la finitude… ».

« Rompre avec un pays est bien difficile. On sent toujours son pouls. Il n’a pas disparu. Il est malade mais il l’ignore… »

Denis Billamboz

Père-patrie
Roman français de Jean-Robert Jouanny
Éditeur ‏: ‎Editions de l’Aube
227 pages – 19,90€
Date de parution : 23 août 2024