« Les Enchanteurs » de James Ellroy : un polar étourdissant !

Troisième volume de son Quintette de Los Angeles, Les Enchanteurs est une nouvelle plongée hallucinante dans cette ville fantasmée, adorée et abhorrée par l’immense James Ellroy. L’écrivain tisse une intrigue dense et complexe autour de la mort de Marilyn Monroe et livre une nouvelle œuvre hors normes.

James Ellroy 2024
copyright Marion Ettlinger

C’est désormais une habitude : à chaque nouveau roman d’Ellroy (disons depuis la fin de sa Trilogie Underworld USA), on entend et on lit les mêmes remarques. Le style de l’écrivain serait devenu épuisant, l’auteur ne parviendrait plus à livrer des œuvres du même tonneau que Le Grand Nulle Part ou qu’American Tabloid. En résumé, Ellroy, c’était mieux avant. Ces jugements nous paraissent toutefois un peu hâtifs et surtout représentatifs d’une certaine vision (erronée) du travail de l’écrivain. Les lecteurs déçus par les derniers romans d’Ellroy le semblent non pas en raison des qualités ou défauts intrinsèques de ces livres mais parce qu’ils n’y retrouvent pas ce qui leur avait tant plu dans d’autres romans d’Ellroy. Autrement dit, ces lecteurs semblent attendre du romancier qu’il écrive le livre qu’eux souhaitent lire. Or Ellroy, on le sait au moins depuis White jazz, n’écrit ni pour faire plaisir à ses fans, ni pour que la lecture de ses livres soit plaisante ou facile. Toute l’œuvre d’Ellroy semble au contraire relever d’un processus de radicalisation d’un style qui n’appartient qu’à lui. Et Les Enchanteurs, son nouveau roman noir, ne déroge pas à cette règle. Il s’inscrit en effet parfaitement dans le nouveau cycle entamé par l’écrivain avec Perfidia : ce Quintette de Los Angeles qui se propose d’explorer tous les recoins de la cité des Anges des années 1940 aux années 60, tout poussant dans ses retranchements cette écriture sèche, hypnotique et répétitive à laquelle il nous avait initiés avec White Jazz ou American Death Trip.

L’intrigue des Enchanteurs se déroule en 1962 et met en scène Freddy Otash, un personnage déjà présent dans d’autres romans d’Ellroy. Ce détective privé, qui a réellement existé, est un ancien du LAPD. Désormais, il exécute les basses œuvres que l’on veut bien lui confier. En l’occurrence, il est ici embauché par Jimmy Hoffa pour espionner Marilyn Monroe et dénicher tous les ragots possibles pour nuire à la réputation des frères Kennedy…

Bien évidemment, ce point de départ assez simple, qui mêle fiction et réalité, ne rend absolument pas compte de la complexité d’une intrigue qui multiplie les personnages jusqu’à l’étourdissement. Les Enchanteurs, comme les deux précédents romans du Quintette de Los Angeles, est d’une incroyable complexité. Ellroy nous entraîne dans un véritable tourbillon narratif dans lequel il explore une nouvelle fois les thèmes et les motifs qui lui sont chers : la corruption policière, la violence sous toutes ses formes, les flics obsessionnels au bord de la folie, les psychopathes, et une ville de Los Angeles qui semble être une Sodome ou Gomorrhe moderne. Son entreprise de démythification des États-Unis n’a peut-être jamais été aussi cruelle que dans Les Enchanteurs. Ellroy semble ainsi s’acharner sur une Marilyn Monroe décrite comme une débauchée sans talent, une camée totalement perdue.

On connaît donc tous les ingrédients que l’écrivain ressasse ici, et qu’il retravaille livre après livre. Mais, chez Ellroy, tout est affaire de style. Et l’écriture est tellement folle qu’elle peut finir par épuiser tant elle exige du lecteur. Le romancier s’inscrit donc à rebours de l’idée que l’on se fait parfois du polar, un genre encore trop souvent associé à un plaisir de lecture facile et confortable. Chez lui, c’est au contraire l’inconfort qui prime : chaque phrase claque, le style est lapidaire, asséché par un travail que l’on imagine colossal. On éprouve littéralement une sensation d’étourdissement tant son roman est riche, complexe, confus par endroits… Mais pour peu que l’on accepte d’être malmené, on est finalement ébloui par la folle ambition d’un romancier infatigable et, disons-le, assez génial.

Grégory Seyer

Les Enchanteurs
Roman de James Ellroy
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sophie Aslanides et Séverine Weiss
Editeur : Rivages/Noir
672 pages – 26 €
Parution : 18 septembre 2024