Organisé autour de trois moments de la vie de Barberie Bichette, une femme démunie face à la cruauté du monde, Ma vie Ma gueule est un film poétique, à la fois ludique et tragique, qui nous incite à poser un regard neuf sur nos vies.
À propos de Ma vie Ma gueule, Sophie Fillières disait que son inspiration était née, comme souvent pour elle, du titre… Cette vie, cette gueule, ce sont celles de Barberie Bichette – que d’aucuns s’obstinent, à son grand dam, à appeler Barbie. Créative dans une agence de pub, elle se veut surtout poète… Obsédée par les signes du vieillissement, habitée par la peur de la mort, Barberie peine à trouver sa place dans son univers professionnel, auprès de ses enfants, dans la vie en général. Autoportrait à peine déguisé de sa réalisatrice, le film a une valeur testamentaire : Sophie Fillières est morte à la fin du tournage et a confié le soin de le terminer à ses enfants, Agathe et Adam Bonitzer, et au monteur François Quiqueré. Mais, s’il est hanté par l’image de la mort, Ma vie Ma gueule garde la marque de fabrique de la cinéaste par sa légéreté, sa joyeuse énergie, et une loufoquerie qui lorgne du côté de l’absurde.
PIF, PAF, YOUKOU : trois interjections pleines de vivacité pour une histoire en trois actes. Trois moments dans la vie d’une femme de 55 ans, esseulée, à côté d’elle-même, à côté de la vie. Sa « gueule », qu’elle scrute dans le miroir – le visage d’Agnès Jaoui, nu de tout maquillage – porte les signes de l’âge : traits affaissés, yeux cernés, bouche désabusée. PIF montre Barberie en crise, à la recherche d’elle-même – « J’ai 55 ans et je ne connais pas ma vraie nature » dit-elle à son psy – Avec PAF on la retrouve, l’esprit à la dérive, dans un hôpital psychiatrique où on la bourre de cachetons. YOUKOU enfin, un cri de victoire pour un nouveau départ, une renaissance, dans un ailleurs étrange, à son image… PIF, PAF, YOUKOU : quel sens donner à sa vie quand on est une femme de plus de cinquante ans, séparée de son mari, à qui ses deux grands enfants n’accordent qu’une attention lointaine ?
Tenter, peut-être, d’ordonner tout cela par l’écriture – mais pas si simple, autant de choix compliqués à faire que dans la vraie vie… Arial ou Times New Roman ? « Faire comme si », en racontant des histoires, à soi-même et aux autres, bref, faire de sa vie un roman… La réalité devient alors fiction tout comme la fiction se fait réalité. Le film est conçu comme un geste joliment poétique, portrait en mouvement, tout en nuances et en contradictions, d’une femme usée qui s’est créé un monde bien à elle pour tenter de survivre dans un monde qui fait mal. Le relâchement du corps, l’absence d’amour, la menace de la mort, c’en est trop. PIF…et PAF, les derniers verrous ont sauté, le psychiatre ne suffit plus, là voilà maintenant dans cet hôpital où elle apprend à sculpter l’argile, où tous les soignants sont pour elle « Fanfan » et où elle s’émerveille de rencontrer un médecin qui porte le nom d’un joueur d’échecs azerbaïdjanais.
Avec Ma vie Ma gueule, c’est la cruauté du monde qui nous saute à la figure. Un monde absurde auquel on ne peut répondre que par une autre forme d’absurdité, bien plus douce, celle qui consiste à stocker obsessionnellement des rouleaux de PQ, ou à proposer un poème en guise de campagne publicitaire. Le film joue constamment sur des effets de décalage, de contrepied, de coq à l’âne, qui renouvellent sans cesse notre intérêt et notre plaisir. Le langage, mis au premier plan par la qualité des dialogues, ouvre sur un monde neuf, ou plutôt il nous apprend à poser un oeil neuf sur notre vieux monde et à le remettre en question. C’est ludique et tragique en même temps mais si la mort est là qui rôde, elle prend, cocassement, le visage d’un ami d’enfance que l’on se refuse à reconnaître. Alors, pourquoi ne pas aller vers ce pays où l’on parle une autre langue, un ailleurs où resurgit un autre visage, plus aimable, de l’enfance et où, surtout se laisse entrevoir un avenir apaisé ?
À partir du portrait de cette femme éparpillée, en train de perdre pied, Sophie Fillières a construit une fable qui, si elle renvoie à sa propre histoire – comment l’oublier ? – a un caractère universel. Agnès Jaoui apporte à Barberie la profondeur assortie de légèreté qui lui sied, pour nous dire que si la vie n’est pas un tour de prestidigitation comme pouvait le lui faire croire son père. Qu’il faut accepter de se retrouver face à soi-même sans trucage, sans les béquilles de vie que constituent les enfants, mais toujours avec élégance. Que l’on peut trouver son royaume n’importe où et pourquoi pas en Écosse, avec un ange gardien qui, sous les traits de Philippe Katerine, joue de l’ukulélé… Un royaume où certes il est interdit de camper mais un royaume tout à soi, pour l’éternité.
Anne Randon