Parce qu’il était impensable d’attendre le quarantième anniversaire de l’album pour en parler, Tim, réussite des – trop méconnus en France – Replacements, est évoqué 39 ans jour pour jour après sa sortie. En partie au travers d’une réédition remixée remarquée aux Etats-Unis l’an dernier.
Pourquoi ne pas avoir attendu les 40 ans de Tim pour en dire deux mots ? Parce que certaines découvertes n’attendent pas donc ce sera à 39 ans. Concernant The Replacements, il serait malhonnête de dire que le groupe comptait jusque là autant pour moi que ses contemporains US R.E.M. ou Violent Femmes. J’avais écouté Let it be, parce que c’est l’album généralement considéré comme leur sommet. Je voyais bien les qualités d’écriture mais il n’y avait pas de morceau prenant dans mon esprit une place comparable à celle d’un Blister in the sun ou un Radio Free Europe à leur découverte.
Du coup, dès qu’il s’agissait d’évoquer le bouillonnement créatif de Minneapolis en 1984, je pensais plutôt spontanément à Purple Rain ou à Zen Arcade, mon Hüsker Dü favori. D’une manière générale, la différence de statut du groupe entre amateurs de Rock indépendant français et américains rappelle un peu – en sens inverse – les fractures cinéphiles transatlantiques autour de quelques films américains des années 1980 (La Porte du Paradis, Rusty James). En France, on parle nettement plus de Sonic Youth. Aux Etats-Unis, critiques et amateurs de rock indie font de Let it be et Tim deux albums essentiels du Rock américain de la période.
Finalement, c’est la série The Bear qui m’a amené vers le morceau me permettant d’adhérer à la musique du groupe : Can’t hardly wait, en fin d’épisode 5 de la Saison 2. Retour vers le groupe m’amenant à découvrir l’existence d’une réédition remixée de l’album Tim (la Let it bleed edition) accueillie avec les éloges aux Etats-Unis en 2023. Les comptes-rendus parlèrent même d’un remix remettant en cause le statut de Let it be comme magnum opus du groupe.
En 1984, Let it be suscite l’intérêt des majors tandis que ses ventes ne permettent pas de payer les frais fixes de l’activité du groupe. C’est là qu’intervient le grand Seymour Stein, cofondateur du label Sire Records. Un label devenu branche de Warner Records qui avait notamment signé Ramones et Talking Heads avant de lancer Madonna. Un label qui avait aussi signé Depeche Mode, The Smiths et The Cure pour les Etats-Unis. Sire signe donc le groupe. Stein va recruter Tommy Ramone pour produire Tim, premier album du groupe sur une major.
Tim est un peu l’album qui aurait dû faire accéder le groupe au mainstream. Un peu comme dans les années 1970 les qualités pop de Big Star auraient dû faire d’eux un peu plus qu’un groupe culte. Outre le remix, la réédition contient le mix d’origine de l’album, des chutes de studio et un live fleuve de 1986 (28 titres !). Comparer Bastards of young dans son mix d’origine avec sa version live raconte le problème de production de l’album. Une tentative de faire sonner The Replacements comme le Rock US mainstream de son temps afin de lui ouvrir la voie du succès de masse. Dans les faits, l’usage excessif de réverbération dans un objectif gros son sonne artificiel. Et écrase souvent la voix de Paul Westerberg, qui n’a pas le coffre vocal qui lui aurait évité d’être noyé au milieu des instruments. La version live trouve de son côté un équilibre parfait entre saturation et sensibilité pop.
Exercice parfois controversé, le remix d’album culte est ici parfaitement accompli par Ed Stasium, entre autres ingénieur du son sur le classique Talking Heads: 77. L’idée divise car il peut arriver que des imperfections liées à un manque de moyens fassent partie du mythe d’un album, de son charme. Un album à la banane avec une production propre ne serait plus le chef d’œuvre fauché fondateur du Rock indépendant. Ici, on parle d’un album devenu culte à la maison malgré sa production. Enlever la réverbération n’efface pas l’énergie du groupe tout en mettant en valeur le talent de mélodiste de Westerberg et en permettant de mieux apprécier séparément chaque instrument.
L’album s’ouvre sur Hold my Life, mélage de Rock et de pop ligne claire (Power Pop ?). Il n’est plus question, comme chez les Fab Four (I want to hold your hand) de tenir la main… mais de tenir la vie (éviter le suicide) du narrateur. If I want I could die, oh, by my hand (Si je veux je pourrais mourir de ma propre main). And hold my life/Until I’m ready to use it/Hold my life/Because I just might lose it (Et tiens ma vie, jusqu’à ce que je sois prêt à l’utiliser, tiens ma vie, parce que je pourrais la perdre).
Après le pastiche Rock’n’Roll I’ll buy it, vient le pop et ironique Kiss me on the bus. L’apparent appel à l’insouciance amoureuse d’un baiser dans le bus cache une envie de faire passer sa propre dépression avant le consentement de la partenaire, produisant un effet malaisant. And it really ain’t okay/I might die before Monday (Et ça ne va pas vraiment bien, je pourrais mourir avant lundi). On the bus/I can’t stand no rejection (Dans le bus je ne peux pas supporter le rejet).
Si le morceau évoque par son titre et son énergie punk Johnny Thunders, Dose of Thunder n’est pas dupe dans son texte de l’aura défoncée du guitariste des New York Dolls. Only takes a little ’til you want a ton (Il y a juste besoin d’un peu jusqu’à ce que tu aies besoin d’une tonne). Soit le parfaite description de l’addiction. Le très Glam Rock Waitress in the sky satirise, d’une manière proche des Kinks, les clients de compagnies aériennes aux comportements irrespectueux avec le personnel.
Après la superbe balade ligne claire Swingin Party, vient le retour à la rage de Bastards of young. Qu’on pourrait sous-titrer Vous pensiez vraiment avoir vraiment inventé les attaques contre l’héritage des Boomers ?. Je doute que Westerberg soit un fanatique de cinéma français pré-Nouvelle Vague mais le titre du morceau (bâtards de jeunes) évoque fortement l’exclamation de Jean Gabin dans La Traversée de Paris (Salauds de pauvres !).
Cette complainte d’une génération vis-à-vis de ses parents aurait pu être chantée au choix par Elvis, Mick Jagger, Kurt Cobain ou Joe Strummer. Avec un passage qui fait penser au Pas d’Elvis, de Beatles et de Rolling Stones en 1977 des Clash : Elvis in the ground/ no way he’ll be here tonight (Elvis est sous terre, il ne sera pas là ce soir). Et l’on pourrait croire que Trash that baby boom (Vandalise ce Baby Boom) a été écrit hier matin.
Lay it down clown fait ensuite allusion à l’alcoolisme que Westerberg finira par surmonter au début des années 1990. Ressemblant musicalement à du Tom Petty auquel aurait été ajouté un peu d’énergie punk, Left of the dial est à la fois une déclaration d’amour de son narrateur à une membre féminine d’un groupe de Rock… et un hymne aux college radios permettant d’écouter du Rock indépendant. Chance des jeunes Américains grandissant durant la période : en France les college radios s’appelaient Bernard Lenoir et puis c’est tout.
Le titre du morceau fait allusion au fait que les fréquences des college radios se situaient en majorité sur la partie gauche du poste. Le refrain du morceau est débattable : What side are you on?, allusion à Which Side Are You On?. Morceau composé par la militante Florence Reece, épouse d’un syndicaliste du Kentucky. Auquel Dylan fit allusion dans Desolation Row et qui fut repris contre Thatcher au moment de la grève des mineurs.
Cette fois, le camp, c’est celui du Rock indépendant ou du Rock mainstream. Certes, je sais bien que le Rock indépendant a pu incarner une identité et un rapport au monde pour quelques jeunes happy few. Mais on n’est pas loin de la manière dont un 2Pac ou un Che Guevara ont pu être transformés en icônes en effaçant ce qu’ils ont incarné. A part ça, le morceau est réussi.
Suit un Little Mascara au texte très springsteenien. A une nuance près : le narrateur de The River pouvait savourer le souvenir des joies d’avant la séparation. Ici, une femme qui a épousé un Bad Boy, fondé une famille et est désormais seule avec les enfants n’a même pas ce luxe. Jusque là sur un terrain rock, l’album revient sur terrain apaisé avec Here comes a regular, sa progression d’accords à la Knocking on heavens’ door et son tableau amer de l’alcoolisme.
Pour revenir à nos nounours, Can’t hardly wait figurera sur l’album suivant du groupe mais fut très fortement travaillée lors des sessions de Tim. Le morceau commence par un clin d’oeil à The Letter. Tube des Box Tops, groupe qu’Alex Chilton quittera avant de fonder Big Star. I’ll write you a letter tomorrow/Tonight, I can’t hold a pen (Je t’écrirai une lettre demain, ce soir je ne sais pas tenir un stylo).
Le texte évoque fortement le Boss dans son mélange de métaphorique et d’un côté très direct. Lights that flash in the evening/Through a hole in the drapes (Les lumières qui flashent le soir à travers un trou dans les draps). I can’t wait, hardly wait (Je ne peux pas attendre, à peine attendre). Il y a dans la musique un ton, un état d’esprit proche des hymnes du marathonien live du New Jersey.
Oui mais… le morceau arrive trop tard pour être le tube qui aurait fait changer le groupe de dimension. Une prestation imbibée avec addition de F Word au Saturday Night Live en janvier 1986 flinguera les chances mainstream du groupe.
Selon certains, c’était de toute façon cuit pour les Replacements, leur musique étant trop décalée par rapport à l’ascension populaire du Glam Metal (Guns’n’Roses…) dans la seconde moitié des années 1980. Je pense personnellement que Can’t hardly wait aurait pu, tel, Creep, être un succès sur un malentendu. Depuis les années 2000, la série télévisée permet souvent (Stranger Things) à des morceaux un peu oubliés d’avoir une seconde chance. On ne peut que se réjouir qu’elle soit donnée par une série des années 2020 à celui d’un groupe célébré aux States, tel Big Star, comme celui des occasions manquées. Même si c’est longtemps après la brève reformation de 2012-2015. De plus, quelques mois avant cette mise en lumière, Orville Peck avait déjà repris le morceau à la First Avenue de Minneapolis. Club sur le mur duquel le groupe a désormais son étoile.
Ecouter certaines versions du morceau procure un plaisir comparable à celui éprouvé au début des années 1990 en découvrant que Like a rolling stone avait pu être une valse à un moment de son élaboration. Une première version acoustique semble par exemple annoncer les Lemonheads. Une prise alternative du morceau combinant guitare acoustique et cordes eût elle été une parfaite version unplugged du morceau.
La suite de la première existence du groupe sera, en plus du SNL, chaotique. Différences créatives entre Westerberg et le bassiste Bob Stinson, alcoolisme et toxicomanie de ce dernier. Le tout aboutissant au départ de Stinson du groupe. Puis première partie ratée de Tom Petty and the Heartbreakers. Le 4 juillet 1991, le groupe livre le dernier concert de sa première existence. Quelques jours avant le coup de tonnerre Nevermind, qui transforma le Rock US mainstream. Le groupe n’aurait de toute façon pas pu profiter de ce changement. Comme le rappelait Francis Scott Fitzgerald, Il n’y a pas de deuxième acte dans les vies américaines.
Par contre il n’est jamais trop tard pour rencontrer un groupe de Rock majeur. Ou pour découvrir un grand parolier du Rock américain des années 1980. Une découverte résultant indirectement de l’effort sur la durée des happy few anglo-saxons que le groupe a accompagnés. Autant j’ai du mal avec la notion de vainqueur moral dès qu’il s’agit de sport de haut niveau, autant j’y adhère pleinement dès qu’il est question d’art. Et The Replacements est sans doute le plus beau vainqueur moral du Rock US depuis Big Star.
(mix original)/ (Ed Stasium Mix)
Ordell Robbie
The Replacements – Tim/Tim (Let it bleed edition)
Label : Sire/Rhino
Date de publication : 18 septembre 1985/22 septembre 2023