Erland Cooper – Carve the Runes Then Be Content With Silence : notre lien au temps…

Le compositeur écossais Erland Cooper est sans aucun doute l’un des meilleurs arrangeurs du moment aux côtés de Bill Ryder-Jones. Carve the Runes Then Be Content With Silence, cette pièce instrumentale et ambitieuse, travaille le rapport au temps, notre lien à la nature et sublime le raisonnement. Une œuvre à la fois limpide et complexe, passionnante et exaltante.

© Samuel Davies

Notre lien au temps hante notre quotidien. Il ne cesse de jouer avec nos perceptions, de ces minutes qui filent trop vite à ces heures qui semblent durer des siècles, ces aiguilles qui tournent sont pareilles à des illusions, des mirages et des Fata Morgana. Rien n’est immuable et tout est mouvant, rien n’est dicible et tout est fragile, tout s’estompe et tout se dégrade. On n’en peut plus d’être esclave d’un rythme qui nous dépasse, on n’en peut plus de l’atonalité de ces journées qui n’en finissent pas. Que reste-t-il alors si ce n’est la contemplation béate du monde que certains confondent avec l’ennui ? Il ne reste peut-être alors qu’à se laisser capter par la puissance des paysages, par l’indolence des nuages, par la force de la nature.

Tout cela réside dans la discographie de l’écossais Erland Cooper qui, aussi bien avec Erland And The Carnival, The Magnetic North ou en solo, propose un raisonnement passionnant à la charnière de l’ethnologie, de la psychogéographie sans jamais se départir d’une spontanéité généreuse qui rend ses compositions d’un abord évident et aisé.  Ce natif de Stromness dans l’archipel des Orkney n’a eu de cesse d’étudier l’histoire passée et le temps présent, l’environnement ancien et actuel, les coutumes et les légendes de ces îles. Toute la force de ce travail vient de cette capacité qu’a Cooper à toujours mettre à distance la couleur locale pour atteindre une forme d’authenticité absolue. Comme si l’on assistait à un documentaire de caméra vérité, un peu comme Robert Flaherty filmant L’Homme D’Aran (1934), un peu comme Murnau (avec Flaherty encore) se perdant dans l’exotisme réel et édénique de Tabou (1931). Comme les deux films, la musique de Cooper n’a rien d’intellectuel, elle utilise les sens pour provoquer l’impression.

Avec Carve the Runes Then Be Content With Silence, Erland Cooper approfondit encore son raisonnement sur le rapport au temps et à la nature. En effet, avec ce disque, l’écossais propose le premier enregistrement modifié ou « détérioré » par notre environnement. En mai 2021, le musicien retourne près de la maison qui l’a vu grandir dans les Orcades. Il creuse un trou dans la terre meuble de son île et y enfouit la seule bande magnétique et les uniques partitions d’une suite de compositions pour ce qui sera la première collaboration et co-création d’un artiste avec la terre, l’humus. Une manière inédite de provoquer de l’accident dans le processus  de composition. Puis, ensuite, Cooper laisse traîner ici et là quelques indices permettant (ou non) de retrouver l’enregistrement. Deux insulaires le retrouvent en septembre 2022. Entre-temps, le temps a travaillé cette matière, l’a comme dénaturée. Au-delà du seul parasitage de la partition, la nature impose bel et bien sa présence comme une possible co-créatrice involontaire, insufflant un caractère et une humeur à ces notes pleines de lyrisme.

La musique d’Erland Cooper s’épanouit ici pleinement dans les territoires de la musique savante. Articulé autour de 3 mouvements pour violons, Carve the Runes Then Be Content With Silence s’inscrit dans une tonalité qui doit autant à l’école impressionniste qu’au Post-Romantisme d’un Gustav Mahler. Il existe un lien évident entre Carve the Runes Then Be Content With Silence et le Das Lied von der Erde (1909) de l’autrichien.

Ce que l’on perçoit clairement dans la quête esthétique singulière d’Erland Cooper, c’est cette recherche d’une conjugaison du passé au présent, d’une volonté à démontrer que les temps anciens continuent d’influer sur notre temps de l’instant. Quoi de mieux que la force de l’élément naturel pour nous rappeler cela ? Il n’y a rien de plus immuable que la terre et pourtant il n’y a rien de plus palpitant, de plus vivant, de plus changeant que cette matière organique et primaire. La terre est l’acte hantologique suprême, elle abolit les frontières entre les espaces-temps. La terre est le lieu où l’on enterre les dépouilles mais elle est aussi celle qui voit fleurir la vie. La terre est un paradoxe, elle nous interroge et nous interpelle comme nous interroge et nous interpelle la partition de Cooper.

Cooper se plaisait à citer Keats sur Never Pass Into Nothingness dont on  trouve des traces dans le 3ème mouvement sur le sublime Wow And Flutter Of Unearthed Magnetic Tap de   Carve the Runes Then Be Content With Silence. « Une chose de beauté est (…bel et bien…) une joie éternelle ». Il faut pour cela accepter de lâcher prise, de simplement graver les runes puis de se contenter du silence.

Ce silence habité, celui d’Erland Cooper.

Greg Bod

Erland Cooper – Carve the Runes Then Be Content With Silence
Label : Deutsche Grammophon
Sortie le 20 septembre 2024