Nos 20 albums préférés des années 60 : 9. The Velvet Underground – White Light / White Heat (1968)

Rétrospective des années 60 vues par le petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire nos goûts personnels plutôt que les impositions de « l’Histoire ». Aujourd’hui : le second album du Velvet Underground, ce monstre noir, cette hallucinante expérience sonique…

WLWH MEA

 

Audiophiles pointilleux, adeptes des sonorités délicates et ciselées, amateurs d’easy-listening, passez instamment votre chemin. Ça va taper très sale. Chimère de garage, créature chaotique, White Light/White Heat n’est pas votre ami, Lester Bangs non plus d’ailleurs. D’ailleurs ce monstre noir, cet hybride noisy s’en fout. Ce n’est pas son sujet. Son écoute le prouve encore.

velvet-underground-white-light-white-heat pochetteEn entrant dans le studio, John Cale prévient d’emblée le producteur Tom Wilson, déjà à l’œuvre sur la ritournelle Sunday Morning, que le groupe ne compte pas retenir les coups? Et va jouer le plus « animal » possible, comme en live. Baisser le volume ? Hein… Pourquoi ? De toute façon, Wilson a mieux à faire avec les filles qui passent dans sa cabine. De plus en plus énervé par ce manège lascif, Lou Reed ne peut rien lui demander sans tomber sur ce dernier aux consoles avec une blonde de préférence. Or le temps presse pour le groupe qui n’a quelques heures de studio pour boucler son ouvrage. Très affairé, Wilson oublie aussi d’allumer à l’occasion des micros pour capter la batterie de Tucker qui cogne pourtant sans faiblir. Ambiance. On a une pensée émue pour les techniciens du studio qui ont dégusté, à l’évidence. L’ingénieur du son Gary Kellgren essaie de convaincre le groupe de ne pas pousser les aiguilles dans le rouge… Il ne cesse de baisser le son en douce, mais le groupe tape encore plus fort. A bout de nerfs, Kellgren quitte le studio durant l’enregistrement de Sister Ray… Avec un brin de cruauté narquoise, Lou Reed rapporte les paroles de ce dernier : « Écoutez, je me casse. Vous ne pouvez pas me payer assez pour écouter cette daube. Je suis en bas me chercher un café. Quand vous avez fini, appuyez sur ce bouton et venez me chercher. »

En dépit de ce déchainement fracassant, le groupe connut pourtant de belles tensions. Sterling Morrison se prend la tête avec Lou Reed sur le mix final d’une chanson. Pour le guitariste, le studio de l’époque ne pouvait restituer la puissance du groupe en état de grâce, orgasmique selon lui, après des mois de concert. Bonne nature, Moe Tucker se vexe quand même en comprenant qu’elle n’a pas été toujours enregistrée et que sa batterie se noie dans le résultat final. John Cale reconnaîtra aussi plus tard des choix malheureux, tels que le volume poussé à fond de tous les instruments joués simultanément en live, sans tenir compte des problèmes techniques, dans « un très petit studio sans isolation, donc tout ce bruit s’écrasait sur encore plus de bruit. » Un sauvetage lors du mix final était en ce cas condamné d’office. A quoi bon d’ailleurs ? Les critiques et les radios ignorèrent la créature qui se vendit moins bien que le premier album… En 2013, Lou Reed confia : « Personne ne l’a écouté. Mais il est là pour toujours, la quintessence du punk articulé. Et personne ne s’en approche. »

Anatomie d’une brute, l’album le plus féroce du Velvet, le disque de John Cale ET de Lou Reed, antagonistes et complémentaires. White Light/White Heat offre la part belle au Gallois, au chant sur deux titres, omniprésent de bout en bout, à la basse, l’alto et aux claviers, avant son éviction, proche. Sous l’influence de ce musicien hors pair, jamais à court d’expérimentations d’avant-garde, le jeu consiste à tenir les notes très longtemps, à volume très élevé et avec un son très électrique. Ça tombe bien, puisque le groupe dispose à fond de nouveaux amplis et de pédales fuzz, suite à un contrat promotionnel avec la société britannique Vox. Et c’est ainsi que de bonnes chansons, des rock’n’roll nerveux ou de ces ballades séduisantes dont Lou Reed a le secret, traversent une chambre des tortures, sont défoncées et déformées dans un déluge bruitiste. John Cale en tire une belle fierté : « Le premier album avait une certaine gentillesse, une certaine beauté. Le deuxième était consciemment anti-beauté. » Pour finir en coup de grâce, comme cela se faisait à l’époque, un titre improvisé d’une dizaine de minutes achève le disque.

Quant aux textes, Lou Reed y crache son plus beau venin. Avec des jeux de mots troubles, les chansons intriguent ou dérangent à l’époque. En comparaison, le futur Walk On The Wild Side passe pour une aimable promenade de santé. Alors que la Californie vibre du Summer of Love, vit la période angélique du Flower power, de l’amour libre et des drogues douces, Lou prend un malin plaisir à évoquer sans fards tous les ravages des substances dures, le sexe brut et sordide, le meurtre et la mutilation. La bande sonore parfaite du Last Exit To Brooklyn de Hubert Selby Junior et des chroniques junkies de William Burroughs. Une lecture éprouvante d’insomnie, un cauchemar au cœur des bas-fonds d’un pandémonium urbain.

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White Light/White Heat démarre sur un blues primitif, un boogie sous acide. John Cale joue une partie de basse décalée et lancinante. Reed chante une lumière blanche de la tête au pied, des flashes lumineux. Abus de méthamphétamine ? Des lectures psychédéliques ? Sur des chœurs fantomatiques, on distingue dans un bouillie confuse et sonore, le piano et la batterie, au travers des guitares électriques en plein grésillement. La chanson se termine dans un vacarme avec la basse de Cale qui semble se désintégrer en pleine descente. Et ce n’est que le début.

Puis vient The Gift qui balance sans discontinuer une balade au cœur du chaos. Celui du fan, coincé entre ses deux enceintes stéréo, se prenant une charge combinée. Sur un canal, de son accent gallois, John Cale récite une poésie de Lou Reed, à propos du pauvre Waldo Jeffers, qui se meurt d’amour bien malgré lui pour l’infidèle Marsha Bronson, aidée par la lame de sa bonne copine Sheila, sur une idée tordue à souhait. Inspiré par Zappa, présent dans le studio, Lou Reed aurait réalisé le bruitage du le geste fatidique en explosant un melon… Sur l’autre canal, la basse et la batterie jouent en boucle le même motif hypnotique, tandis que les guitares de Reed et Morrison grésillent. Fan d’Ornette Coleman, Reed s’inspire-t-il de l’album Free Jazz sur lequel deux quartets improvisaient en occupant chacun leur canal ? En 2013, la superbe édition anniversaire DeLuxe eut la chouette idée d’offrir séparément les deux pistes, l’une vocale, l’autre instrumentale, ainsi que la version mono(lithique) de l’album, très recommandable, et des versions live de certains titres au Gymnasium de New York.

Sur Lady Godiva’s Operation, titre encore bien perché, Cale et Reed jouent aux duellistes retors. Monotone, voire déphasé, sur une basse palpitante jouée à contrecœur par Morrison, John Cale déroule droit devant lui une sombre histoire d’intervention chirurgicale mutilatrice, quand Lou Reed surgit en embuscade dans des apparitions vocales, décalées et stressantes. « SWEETLY… NEATLY PUMP AIR… SCREAMING… ALMOST SLEEPING« . Tandis que la batterie de Tucker cogne inlassablement, Lou parsème la chanson de décharges électriques et s’acharne dans son attentat musical, chantant l’arrivée du docteur avec son matériel dans une lumière blanche. Cale part à son tour sur des bruits bizarres, des ronronnements vocaux fous qui descendent et montent, sonnant comme un respirateur artificiel. Un vacarme cacophonique termine cette chanson, traversée par les chants de Cale et Reed avec des chutes de son improbables, et le dernier souffle du malheureux patient qui finit mal de toute évidence. Avec le Velvet à la manœuvre, pouvait-il en être autrement ?

Here She Comes Now offre un répit gracieux et sensuel, un trop court instant… Délicate, sonnant presque acoustique en comparaison du chaos sonore du reste de l’album, la chanson, prévue à l’origine pour Nico, dégagée depuis peu par Lou Reed, se fait légère et aérienne. Lou chante et joue de la guitare, tandis que le groupe l’accompagne en douceur sur ce titre digne de I’ll Be Your Mirror. Ce bijou est-il un piège pour nous faire tenir jusqu’à la fin ? Parce que la face B explose sans prévenir.

I Head Her Call My Name surgit alors dans une frénésie bruitiste, comme si les membres du groupe jouaient déjà depuis un bon moment, saisis soudainement par le déclenchement du bouton d’enregistrement. Lou Reed s’énerve en Hendrix fracassé sur une mélodie en perdition, tandis Moe Tucker cogne en tir automatique sur ce qu’elle pense être le bon tempo… Avec des chœurs venus tant bien que mal à la rescousse, Lou déchire ses aigus en chantant l’hallucination macabre d’un gars pour une jeune fille morte. Ça ne s’arrange toujours pas au niveau des textes. Puis vient le moment de bascule décisif, Lou Reed balançant : « And then my mind split open… » L’ampli Vox poussé à fond, il part sur un long solo en vrille, dans un déluge de feedback et de larsens bien vicieux, des distorsions cannibales, la chanson réduite à l’os. Plus tard, il expliqua cette performance insane par son amour du free jazz, en particulier pour le saxophoniste Ornette Coleman, revendiquant même l’usage de « la distorsion pour relier les notes, pour qu’on ne m’entende pas hésiter et réfléchir. Je n’ai jamais pensé que c’était violent. Je pensais que c’était incroyablement amusant. »… Pas pour le reste du groupe, surtout Sterling Morrison fit la gueule quelques jours à l’écoute du mix de Lou Reed, soucieux de renforcer sa voix. Ce que le guitariste tenait pour le véritable saccage d’une chanson qu’il aimait beaucoup…

Une seule prise suffit pour Sister Ray, jam trépidant et tentaculaire à souhait, en roue libre sur près de 17 minutes. C’est une compétition sauvage, chacun voulant se faire entendre au plus fort. Une batterie insistante et bordélique tente de se faire une place. Branché sur un ampli de guitare, l’orgue de Cale envoie des signaux de détresse avant d’agoniser pendant des plombes. Du vacarme de guitares électriques, avec un feedback à se faire dresser les cheveux sur la tête, ajoute au chaos. Lou Reed chante une sombre histoire de travelos perdus dans une orgie sado-maso – « Sucking on my ding-dong” – avec des marins, tandis qu’un homme shooté – défoncé ou tué ? “Piece” signifie à la fois arme et seringue – traîne sur un tapis en plein milieu de la pièce… des allusions à l’héroïne en rafale (« I’m searching for my mainline / I couldn’t hit it sideways« )… Des accélérations soudaines, des cris déchirés, des montées furieuses. La chanson renverse tout sur son passage, alterne des phases de plateau, avant de retrouver une frénésie de plus en plus étouffante. Sister Ray se termine avec l’orgue qui vampirise tout et une dernière décharge de guitares électriques.

Pièce maîtresse du Velvet Underground, White Light/White Heat expérimente le son brut et la magie noire. Ça pique encore un peu ? Ce poison n’en a cure. L’album contamine depuis des années l’histoire du rock. On peine encore à en recenser toutes les victimes.

Amaury de Lauzanne

The Velvet Underground – White Light/White Heat
Label : Verve
Date de sortie : janvier 1968

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