Avec une nonchalance factice mais un vrai sens du détail, l’australien Ned Collette signe de grands disques, peut-être même des chefs d’œuvre sans même le savoir, sans même le vouloir. Our Other History, six ans après le somptueux Old Chestnut, a la marque des albums immenses, des compagnons pour une vie. Autopsie ou analyse d’une merveille.
Les grands disques nous prennent toujours un peu par surprise, souvent presque malgré nous. Mais en est-il de même pour leurs créateurs ? Peut-on signer une œuvre d’art magistrale par accident ? Peut-on concocter un chef d’oeuvre sans volonté précise ? Peut-on être un grand songwriter sans même le savoir ? Peut-on se distinguer des autres sans même en avoir l’intention ?
Les chansons qui font les disques compagnons d’une vie sont toujours des actes de nécessité, quelque chose qui relève de l’acte obligatoire, de la force face à la raison, de la vie face à la mort, de l’inquiétude taciturne face au lendemain. Une force de vie contre une pulsion de mort. C’est ce que contiennent les chansons intemporelles de Townes Van Zandt, celles de Mickey Newbury. Pour ne pas devenir fou, pour arrêter la douleur, on descendra voir la Kathleen de Van Zandt, on écoutera l’hirondelle qui parle de ses rêves, de ces sens secrets et masqués qu’elle cherche à comprendre. Une chanson ne peut être un acte futile et vain, elle contient forcément en elle un je ne sais quoi d’essentiel, née de l’urgence à extraire de soi le parasite qui nous empêche d’être. La chanson a cette nécessité d’affirmer.
Mais on peut affirmer sans s’engouffrer dans la précipitation. De précipitation, il n’est justement pas question à l’orée de ce nouvel album de l’australien Ned Collette, le magnifique Our Other History, six longues années après Old Chestnut en 2018. Ce quatrième album solo reprend un peu le même récit avec, à peu de choses près, les mêmes intentions que pour son aîné de 2018. Sauf que depuis Ned Collette a fait de nouvelles rencontres, de nouvelles expériences. Sauf que Ned Collette a vieilli, que sa musique a encore gagné en profondeur et en jeu de miroirs bien plus complexe qu’il n’y paraît d’abord. D’une simplicité de façade, la musique de l’expatrié à Berlin savoure une mélancolie douceâtre et s’amuse avec les contrepieds permanents sur un disque caractériel. Tour à tour académique sans jamais être ennuyeux ni prévisible puis pionnier et aventureux, Our Other History est sans doute un peu plus rude qu’Old Chestnut. Il est aussi plus ouvert, la faute sans doute aux nombreuses collaborations qui émaillent l’album.
Jim White Et Mick Turner l’accompagnent sur plusieurs titres, Ned Collette s’essaie à différents registres de chants, du spoken word de du superbe The Kitchen Tunnel qui ne dépareillerait pas sur un album de l’irlandais Adrian Crowley à des chansons qui prennent le temps de s’installer dans la durée et la langueur. Le titre qui ouvre cette collection de neuf chansons rares pose le décor comme un dialogue, le chant fragile et nasillard de Collette et ceux de Leah Senior ou de Judith Hamann.
Autant Old Chestnut semblait convoquer la dimension plus intuitive de Ned Collette, lui qui est titulaire d’un diplôme en musique improvisée et en composition et qui est à l’origine de la création d’un forum de musique expérimentale, le Make It Up Club à Melbourne, autant Our Other History bascule vers quelque chose de plus écrit, de plus produit également, d’où cette impression d’académisme dont il faut se méfier assurément. Le Folk de Collette est un Folk de fusion, de mariages contre-nature entre les genres. Athens, par exemple, rappelle le Post-Rock osseux de Dirty Three avec ce violon digne de Warren Ellis. Le folk de Collette se tient à l’écart d’une géographie familière, versant aussi bien du côté de l’école anglaise que d’une forme de résurgence des Appalaches. Complexe sans jamais le dire, Our Other History est la signature d’une singularité fantasque et jamais manichéenne.
Une chanson à la manière de Ned Collette est une sorte de chausse-trappe, de solution sans réponse, de vice sans vertu, de vertu sans raison. Elle nous arrache le coeur et les tripes sans vraiment nous le dire, sans jamais vraiment s’en expliquer.
Une chanson à la manière de Ned Collette n’est ni vraiment une confession ni vraiment un apitoiement sur soi. Elle raconte les demains qui s’annoncent boiteux, intranquilles et incertains.
Une chanson à la manière de Ned Collette joue avec les registres de langage, alternant une écriture blanche et des mots chargés d’impressions et de visions hallucinées.
Une chanson à la manière de Ned Collette est stimulée par une obsession , ce syndrome du sans patrie, de l’expatrié, lui qui vit depuis quelques années à Berlin. Chacune de ses chansons exprime le départ, le doute et l’errance.
Une chanson à la manière de Ned Collette, c’est une suite d’images toutes plus bouleversantes les unes que les autres, la vieille de Little Hans qui craint que l’on découvre son pauvre cœur endormi et à côté, ces petits garçons qui grandiront un jour.
Une chanson à la manière de Ned Collette c’est comme une lente déambulation dans les rues d’une ville comme dans un instantané de Tom Waits, l’humeur nauséabonde des poubelles, le tramway vide, autant d’images fugaces comme des tranches de vies volées à l’éternité.
Une chanson à la manière de Ned Collette raconte ce que nous sommes, ce que nous avons de plus précieux, cet ingrédient qui naît de l’accident et de la sincérité absolue, quelque chose qui ressemble à un acte de liberté.
