« Retour à Lemberg » : à l’ombre des crimes nazis, la quête des survivants

Adapter en BD le magistral essai de Philippe Sands, publié en 2016, paraissait impossible ; Christophe Picaud et Jean-Christophe Camus ont osé et y réussissent ! Bien maniée, la bande-dessinée peut tout !

Retour à Lemberg — Christophe Picaud, Philippe Sands et Jean-Christophe Camus
© 2024 Picaud / Sands / Camus / Delcourt

La première génération de survivants s’est tue. Les suivantes ont tenté de comprendre, puis de raconter l’histoire de la Shoah. Musées, mémoriaux, films, romans, essais se sont multipliés pour tenter de « faire mémoire ». J’ai lu, vu et visité. Si c’était un homme de Primo Lévi, Les Disparus de Daniel Mendelsohn, La Liste de Schindler de Steven Spielberg ou Maus d’Art Spielgelman m’ont bouleversé. J’avoue ma peur face à l’indicible. Tremblant, j’ai été à Auschwitz. Retour à Lemberg est resté plusieurs mois sur ma table de nuit. J’ai retardé sa lecture. Puis, j’ai lu et été conquis.

Retour à Lemberg — Christophe Picaud, Philippe Sands et Jean-Christophe CamusInvité en 2010 pour donner une conférence à l’université ukrainienne de Lemberg (Lviv, Lvov ou Lwow, selon les époques), la ville de son grand-père maternel, l’avocat Philippe Sands découvre que les juristes à l’origine des notions de crime contre l’humanité (Hersch Lauterpacht) et de génocide (Raphaël Lemkin) ont étudié dans cette faculté. Tous deux ont analysé le corpus juridique nazi, compris et, alors même que leurs familles étaient menacées, annoncé l’extermination à venir des « sous-hommes ». Ils ont alerté les gouvernements alliés et forgé les outils juridiques qui permettront le procès de Nuremberg. Pour la première fois au monde, les cadres dirigeants d’un État étaient jugés pour leurs crimes. Or, ici, rien ne rappelle leur souvenir. Une étudiante le prend à part pour s’étonner de sa surprise, Lemkin et Lauterpacht n’étaient-ils pas juifs polonais ? S’ils ont survécu, ils avaient émigré à temps, leurs familles ont été anéanties.

Léon Buchholz, son grand père, était, lui aussi, juif polonais. S’il a pu fuir avec sa femme et sa fille, il n’a rien raconté. Il n’a laissé que quelques photographies et des papiers épars. Philippe Sands va enquêter sur ces trois hommes et leurs familles. Il interroge non pas les témoins, il est trop tard, mais leurs enfants. Il fouille dans les archives et reconstitue une partie de leurs histoires, leurs amours, leurs angoisses et leurs morts. Au fil des pages, il s’attache, si j’ose dire, sur la personnalité de leur bourreau, Hans Franck, un juriste allemand proche d’Hitler et gouverneur général de la Pologne occupée, qui, en 1942, a annoncé, puis organisé, l’extermination des Juifs. Écrit à la première personne, Philippe Sands ne s’apitoie pas sur lui-même, mais raconte : « Rita [sa grand-mère] ne souriait pas sur la photo de son mariage. Sur aucune des photos d’ailleurs. »

Le scénario de Jean-Christophe Camus s’articule habilement autour de rencontres, d’interview et de rares extraits de conférences. Bien que dense, érudit et souvent, pour les aspects juridiques, technique, la lecture est étonnamment fluide et le plan d’ensemble clair. Il ménage des surprises qui accrochent le lecteur. Ainsi, Philippe Sands rencontre et sympathise avec les fils de Hans Franck et de l’un de ses adjoints. Tous deux ont admis la réalité des crimes allemands, même si l’un d’eux tente de limiter la responsabilité de son père, un pardon semble possible.

Le récit est magnifiquement illustré par Christophe Picaud qui, s’interdisant toute fantaisie ou cadrage dramatique, montre sans juger. Son trait réaliste et fin retranscrit les visages et les faits. Le dossier d’archives photographiques qui conclut l’album est saisissant de ressemblance, il vient apporter la touche de vérité pour ceux qui doutaient encore…

Stéphane de Boysson

Retour à Lemberg
Scénario : Philippe Sands et Jean-Christophe Camus
Dessin : Christophe Picaud
Éditeur : Delcourt
304 pages – 34,95 €
Parution : 24 avril 2024

Retour à Lemberg — Extrait :

Retour à Lemberg — Christophe Picaud, Philippe Sands et Jean-Christophe Camus
© 2024 Picaud / Sands / Camus / Delcourt