Wise Guy: David Chase and the Sopranos représente bien sûr la commémoration du quart de siècle d’une série qui fit date. Ce documentaire est surtout l’occasion d’entendre un David Chase, pas très enclin à s’exprimer sur son travail, parler longuement de sa création.
Dans les années 1990, Lynch épouse avec Twin Peaks les codes établis des séries télévisées pour les subvertir de l’intérieur. Avec Les Soprano, David Chase cassa les codes existants pour créer la série télévisée telle qu’on la connaît aujourd’hui. La série américaine s’est ensuite rapprochée des standards de direction artistique du cinéma hollywoodien. Et c’est à partir de la série crée par David Chase qu’il est devenu possible de se demander si une grande série était un objet de culture populaire plus essentiel qu’un film américain tourné par un grand studio. L’enfermement du cinéma hollywoodien dans les franchises à partir des années 2000 a d’ailleurs contribué à l’aura des séries.
25 ans après, Wise Guy: David Chase and the Sopranos est un documentaire en deux parties composé d’interviews du casting, du staff d’époque de la chaine HBO, de l’équipe technique et des scénaristes. Le tout signé du réalisateur d’une estimée série documentaire sur Sinatra (déjà) pour HBO.
La partie prégénérique est un mini-documentaire à elle seule. Tony Soprano (James Gandolfini) attendant sa session avec le docteur Melfi se retrouve raccordé avec Chase interviewé par le réalisateur dans le cabinet de Melfi (qui se révèlera après le générique être un décor de cinéma). La série comme psychanalyse de son créateur en somme. Les propos de Chase résumant sa jeunesse se retrouvent immédiatement montés avec des images documentaires ou des extraits de la série. Qu’il parle des rapports difficiles avec sa mère et voilà Tony face à sa maman. Qu’il signale détester se prêter à tout exercice rétrospectif -ce qu’il va pourtant faire- et voilà Tony déclamant détester parler du passé.
En revanche, les paroles ont à elles seules un pouvoir d’évocation quand Chase raconte son flirt avec la délinquance, ses escapades newyorkaises et les coup d’accélérateur sur Lincoln Tunnel. Les images des Affranchis, dont Les Soprano reprendra l’actrice principale (Lorraine Bracco en Melfi), reviennent immédiatement en mémoire. Enfin, on apprend que fréquenter une université du Sud à forte coloration Ku Klux Klan peut être une expérience « enrichissante »… à condition que s’y trouve un ciné-club permettant de s’ouvrir d’autres horizons en découvrant Godard et Fellini. En quelques minutes, les années de formation et leur impact sur la série ont été résumées. Place à l’élaboration du projet.
Au départ, il y avait la désir de Chase d’un projet sur sa Mamma. Une mère que Chase dut mettre à distance car elle représentait une menace potentielle pour la stabilité de son couple. Et c’est cette mère qui finira par mener à une série sur un mafieux. Puis à un concept refusé par les grandes chaines télévisées -le mafieux et la psy-. Mais qui sera accepté par HBO, alors modeste chaine câblée cherchant incarner une alternative à la télévision grand public. La trajectoire de Chase est l’antithèse de l’explosion à un très jeune âge, tel Spielberg réalisant Les Dents de la Mer à 28 ans. Plutôt celle d’un vieux routier des séries qui n’avait pas eu de succès en tant que showrunner. Après des études de cinéma, il échoua en effet à concrétiser des projets de film avant de trouver sa voie dans les séries.
La première moitié du documentaire contient les extraits les plus passionnants. Ainsi ceux d’un film de fin d’études de cinéma entre ambiance Grande Dépression, univers à la Al Capone et pastiche de la Nouvelle Vague. On pense un peu aux premiers essais de cinéastes du Nouvel Hollywood sous l’influence de leurs idoles. Les extraits du film de vampires à l’allure Série Z scénarisé par Chase sont un vrai encouragement aux apprentis scénaristes en mode « regardez d’où cette légende est partie ». Les bouts d’essai constituent très souvent un Bonus capital de beaucoup de DVD/Blu-Ray de films. Ils sont encore un morceau de choix ici. Souvent ceux des recalés d’un même rôle suivis du choix final.
La seconde partie est un peu moins réussie, un peu comme l’ascension est toujours plus palpitante que la chute dans les sagas mafieuses. Il est question de gestion du succès. La pression liée au succès de la série va en partie envenimer les rapports entre Chase et ses scénaristes. Gandolfini aura lui de la difficulté à gérer son passage soudain au statut de star nationale. Les interviews de l’acteur ici présentes font se demander comment un comédien avec un tel charisme naturel n’a jamais trouvé de grand premier rôle au cinéma, même après la série.
En dépit de la controverse suscitée par la fin de la série, la mention de la fin initiale montre que Chase a sans doute eu raison de croire en la sienne seul contre tous. La fin initiale contenait certes une part d’indécision. Mais elle achevait la série d’une manière bien trop attendue pour un récit mafieux. Comme ne le dit pas le documentaire, Chase s’essaiera ensuite au cinéma, réalisant un Not Fade Away à l’accueil critique anglo-saxon pas vraiment enthousiaste avant de coscénariser un très dispensable prequel sur grand écran de sa série culte.
Bien sûr, en dehors des frictions suggérées entre Chase et les autres scénaristes, il s’agit avant tout d’une célébration par HBO de la série qui a fortement contribué à son aura. Mais avec assez de matériau à destination de ceux et celles qui voudraient savoir comment les séries américaines sont entrées dans l’ère de l’anti-héros et comment un truand faisant des cauchemars lynchiens est devenu une icône de la culture populaire.
Ordell Robbie