Il était une maison jaune construite sur une parcelle boisée de la Nouvelle-Angleterre, Massachusetts, avec un magnifique verger. Et c’est l’histoire de ses habitants que nous conte Daniel Mason sur quatre siècles, des années 1760 à nos jours.
La structure narrative proposée par Daniel Mason est très impressionnante. Douze chapitres, autant de récits fragmentaires centrés sur un de ces habitants, composent un patchwork de textes de styles très différents ( lettre, adresse lors d’une conférence scientifique, calendrier, ballade poétique, articles ) élégamment reliés ; les derniers chapitres revenant même des décennies en arrière pour régler certains détails ou pour associer des personnages à titre posthume avec une classe évidente.
L’immense plaisir du lecteur, impatient, est de découvrir qui sera le nouvel habitant. Et ils sont tous passionnants, ces habitants, tout particulièrement les deux sœurs reines du verger : le chapitre qui leur est consacré est remarquable de finesse psychologique, fort de tensions dramatiques qui culminent dans un final tragique assez éblouissant. Mention spéciale également au schizophrène qui voit, seul, les fantômes du passé hanter les lieux.
Tout en tournant autour de la maison centrale, Daniel Mason glisse du micro au macro avec brio, trouvant un équilibre idéal entre vision intime de chacun de ses personnages et vue extensive de l’Histoire américaine. Car c’est toute l’Histoire américaine, sans être immédiatement au premier plan, qui affleure : colonisation puritaine, guerre amérindienne, esclavage, guerre de Sécession, capitalisme prédateur des ressources, désastres écologiques, entre autres.
Et en dernière couche de sédimentation narrative : la nature. Omniprésente par les descriptions luxuriantes des paysages forestiers du Massachusetts qui raviront les amateurs de nature writing. Sémillante grâce à ses acteurs non humains, spores, graines, coléoptères ont également leurs moments de bravoure comme dans ce formidable passage à la genèse du verger :
« Le temps se réchauffe, jusqu’à ce que l’eau qui s’accumule dans les empreintes des cerfs ne gèle plus la nuit. A présent, à la place du ventre de l’homme qui avait offert la pomme à la femme, un des pépins, abrité par la cage thoracique fracassée, rompt son enveloppe, plonge une racine dans la terre et dresse une paire de cotylédons vert pâle. Une pousse s’élève, s’épaissit, cherche les rayons de lumière au-dessus d’elle puis écarte doucement la cinquième et la sixième côte qui protégeaient jadis le cœur racorni du mort. Le jeune arbre croît tout au long de l’été. A la fin du mois d’août, il a dix-huit feuilles, et atteint la hauteur de l’arrière-train d’un lynx. »
Faune et flore immuables sont plus forts que les soubresauts éphémères -bien que répétitifs- de l’Histoire humaine. La réflexion quasi philosophique sur le temps long, forcément long, la mémoire et ses fantômes est tout le temps stimulante. On a en permanence la sensation que ce roman est en mouvement. Aucun des personnages rencontrés ne semble réellement mourir tant ils réapparaissent à plusieurs reprises sous différentes formes, tant leurs échos se fait sentir dans toute la suite du récit.
Un roman-monde audacieux, profond et émouvant auquel on pardonne facilement ses quelques longueurs et ses excès de flamboyance.
Marie-Laure Kirzy