Winter Family – On Beautiful Days, ou la colère nécessaire

L’israélienne Ruth Rosenthal et le français Xavier Klaine sortent On Beautiful Days, le quatrième album de leur projet Winter Family. Sombre et lucide, cette suite de chanson ressemble plus à un constat terrible, pour ne pas dire un brûlot politique de deux artistes qui n’ont que faire de l’appartenance à un lieu ou à une patrie. Un disque colérique mais nécessaire.

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Au moment de la sortie de Sciences Politiques (2017), le sixième album de Feu Mendelson, Pascal Bouaziz nous proposait cette réflexion en interview : « La chanson engagée n’est pas une chanson qui doute. Elle est sûre de ses idées, du public auquel elle s’adresse. Mon travail, c’est d’instiller du doute, pas de donner des certitudes. » Car le doute distille de la réflexion, parce qu’il permet à la colère de dépasser le brouillon de l’émotion, le kidnapping du recul, de l’esprit critique et de l’intelligence. Plus que jamais en ces temps où les chaines d’info continue nous matraquent d’images atroces sans le contrepoint d’une réelle analyse, il nous faut des artistes, non pas pour imposer un jugement moral un peu béât et réducteur, mais pour poser des questions sans forcément apporter de réponses, pour proclamer une colère vitale et rédemptrice face à la haine facile, face au bouc émissaire évident. La chanson politique n’est jamais un acte partisan et encore moins une formule. Elle est une vision presque sociologique d’une population, de sa destinée.

Evoquer le conflit israélo-palestinien et ce, d’autant plus depuis le 07 octobre 2023 est de plus en plus délicat. Les avis sont bien trop tranchés sur une situation d’une complexité sans nom. Il suffit de se rappeler que presque 15 millions d’hommes et de femmes vivent sur ces deux territoires  sur une superficie de la taille de la Bretagne. Il suffit de se rappeler que c’est un régime d’extrême-droite qui est au pouvoir en Israël face à un peuple opprimé par le Hamas. Laisser de côté la complexité de ces deux sociétés, c’est ne pas se permettre d’atteindre un seuil  d’analyse véritablement pertinent. Prendre parti c’est tomber dans une facilité un peu idiote qui n’apporte rien à la résolution de la problématique.

C’est en documentant cette complexité et les interactions entre les êtres, ces deux populations, que l’on peut peut-être commencer à avoir un début de vision. C’est sans doute le quebecois Guy Delisle qui a le mieux saisi cette réalité dans Chroniques De Jérusalem en 2012. Le duo Winter Family articulé autour de la chanteuse israélienne Ruth Rosenthal et du français Xavier Klaine a pris le parti de ne pas prendre parti ou plutôt de montrer que ce problème, ce drame, trouvera sans doute sa réponse dans une ouverture au monde, en rappelant à Israël son héritage et son identité moyen-orientaux dans un rapport plus apaisé au monde arabe. Winter Family propose un regard presqu’étranger à la situation comme si Ruth Rosenthal s’affirmait quelque part presque comme apatride. Cela s’entend dans la colère nécessaire qui court dans tout le disque, une colère multi-directionnelle, contre le délitement politique et moral de son pays natal, contre l’Europe et l’histoire qu’elle ne sait pas assumer.

Ce que l’on entend aussi dans On Beautiful Days, c’est la volonté de réveiller l’âme féminine, de lui offrir la possibilité d’affirmer plus fort sa sororité dans une société où la femme peine à exister. C’est cette colère multifactorielle qui apporte finalement toute sa richesse à un disque ombrageux, parfois difficile, jamais commode, ne s’égarant jamais dans la facilité. Cette colère peut se faire frontale comme elle sait n’être que suggestion, elle ne tombe pas dans la prétention  d’une possible solution. Questionner, interroger, stimuler la réflexion, c’est là tout l’enjeu des paroles psalmodiées par le chant hanté de Ruth Rosenthal.

Toujours marqué par le minimalisme sec et glaçant, les compositions de Winter Family ne font rien pour être affables ou hospitalières et même les moments d’accalmie comme le sublime Black Sun n’épargnent rien ni personne. C’est une évocation à la fois triviale et éminemment poétique du vieillissement  d’une relation. Pas de romantisme, le constat revêche comme contraint d’une histoire qui s’essouffle. C’est en modulant cette atonalité, cette indifférence, cette distanciation face au sujet que Ruth Rosenthal nous met à terre. Pour autant, On Beautiful Days n’est ni doloriste ou misérabiliste, il est même chargé d’espoirs certes fugaces et à peine suggérés mais ils sont quand même bien là, planqués derrière la dissonance et les ossatures décharnées des compositions. Car être en colère, c’est être encore vivants et en action, c’est ne pas se résoudre et se soumettre.

Winter Family chante sans le pleurer ni le regretter un monde qui a disparu. Prenez Daughters Of Jerusalem et sa volonté de réveiller les consciences d’un peuple empêtré dans une chaîne de haine. Ruth Rosenthal chuchote ici le désarroi de cette jeunesse israélienne vivant sans espoir et sans salut possible. C’est une complainte lancée dans le vide, peut-être en vain. Elle rappelle cette évidence depuis longtemps oubliée (comme toutes les évidences), Jerusalem n’est qu’une ville, des tas de rues et de pierres et en dessous juste du sable et des os. Remettre en contexe cette problématique dans cette simple échelle relativise le jugement et incite à se méfier de la prise en otage  de convictions volatiles et simplistes.

Mais Winter Family ne fait pas qu’aborder le conflit israélo-palestinien, il questionne également à plusieurs reprises la place de la femme dans la société moyen-orientale, que ce soit aussi bien dans la culture du monde arabe que dans la communauté israélienne.  Dans His Story, le duo nourrit une réflexion profonde  sur ce rapport à la transmission, de mère à fille. Et si la solution venait un jour des femmes, des mères ne serait pas chose surprenante. Winter Family s’inscrit dans cette communauté mondiale des femmes sans se soucier des frontières ni des religions.  Cette description de ces femmes iraniennes de la place Azadi  sur le titre qui donne son nom à l’album démontre une fois encore que c’est par leur émancipation  que viendra le renouvellement d’un espoir, une possible révolution. Sur Europe, You are the Criminal, on retrouve cette même colère frontale et sans concession que l’on entendait chez le Michel Cloup de 2022 et de son Backflip au dessus du chaos. Comme le toulousain, Winter Family ne parvient à s’inscrire dans le collectif du nous mais plus dans l’anonymat d’une humanité virtuelle et multiple.

On Beautiful Days décharge sa colère en assumant chacun de ses mots et chacun de ses mouvements d’humeur mais si ces chansons se limitaient à un seul geste d’emportement, cette réflexion s’avèrerait finalement bien futile. La seule prétention de Winter Family c’est de nous pousser à nous interroger et à réveiller notre esprit critique, à faire taire l’émotion et le piège dans laquelle elle nous enferme le plus souvent. Rien que pour cela, On Beautiful Days est plus que jamais nécessaire.

Greg Bod

Winter Family – On Beautiful Days
Label : Murailles Music / Sub Rosa / Hublotone
Sortie le 27 septembre 2024