Des lettres de Truman Capote, et la recherche de son fantôme sur la Costa Brava, se complètent remarquablement pour nous parler de l’écriture d’un des romans les plus marquants du 20ème siècle. Absolument fascinant.
L’histoire est bien connue. Le 16 novembre 1959, Truman Capote apprend par la presse le meurtre à Holcomb, Kansas, « d’un riche fermier et de trois membres de sa famille », comme le titre les journaux. Capote décide alors d’y partir pour y faire un reportage (le New Yorker a accepté le principe d’un article). Il a avec lui Harper Lee (qui vient de terminer To Kill a Mockingbird/Ne tuez pas l’oiseau moqueur). Très vite, Capote se rend compte qu’il y a matière à un livre et en janvier 1960 signe un contrat pour ce qui deviendra un des livres les plus importants du 20ème siècle, un des premiers, voire le premier de ce genre qu’on appelle aujourd’hui la « non-fiction » : De sang-froid (In Cold Blood).
Ces lettres, rassemblées dans cet enthousiasmant Quatre meurtres et un bal en noir et blanc, racontent les états d’âmes de Capote pendant l’écriture de son livre. Enthousiasmant, véritablement, parce que même si on connaît la fin de l’histoire, suivre la manière dont Truman Capote parle de son livre, comment il en vit l’écriture, comment il la subit quasiment est absolument passionnant. On lit chaque lettre en sentant l’enthousiasme de Capote et aussi son angoisse, on le voit passer d’un état à l’autre. Un thriller psychologique fascinant qui montre que le sang-froid dont parle le titre fait (probablement ?) aussi référence à celui dont Capote a eu besoin pour garder ses distances et ne pas se perdre dans l’histoire, mais aussi pour supporter cette pression croissante au fur et à mesure que le temps passe, et qu’il ne peut pas terminer.
Au début, Capote parle « d’un livre assez court » ; 6 mois après, en juin 1960, ce n’est plus la même histoire : « cela prend le chemin d’être un livre subtil — et, doux Jésus, extrêmement long ». Deux ou trois mois plus tard, il sait que le livre entier sera « deux fois plus [long] qu’un livre courant ». Et, au fur et à mesure qu’il avance, il répète que ce sera long, avec quand même de la fierté et un peu d’inquiétude, voire d’angoisse. Parce qu’il sait aussi que ce sera un bon livre : « Ce sera un chef-d’œuvre. Je le veux, car, si ce n’est pas un chef-d’œuvre, ce n’est rien ».
Si Capote ne doute pas de sa capacité à écrire ce chef-d’œuvre, il sait aussi le coût que cela représente : « C’est une ascension épuisante où l’air se raréfie peu à peu. Jamais plus je ne m’essaierai au « reportage ». » L’écriture lui demande un travail d’une intensité rare. Et puis il y a l’angoisse de pouvoir terminer. Pour finir son livre, il a besoin que l’histoire se terminé, c’est-à-dire que les assassins soient exécutés. Et l’histoire ne termine pas. Si les deux assassins ont assez vite (en mars 1960) été condamnés à la peine de mort, (assez vite, en mars 1960), les renvois et appels repoussent la condamnation. L’affaire pourrait même être rejugée (ce qui signifierait que les assassins ne seraient plus condamnés à mort). Capote désespère – est-il possible que ces deux assassins déambulent librement dans les rues après un meurtre aussi atroce ? Il désespère du système judiciaire de son pays. Mais finalement cela arrive, il assistera même à la pendaison. Autre expérience traumatisante. Le roman paraît fin 1965 en 4 livraisons dans le New Yorker et en livre en 1966. Il a fallu six ans. C’est un chef-d’œuvre qui laisse son auteur vidé. Moralement et physiquement : à la fin, Capote n’arrivait plus à écrire à la main ; il a dû terminer avec une machine à écrire. Il ne s’en remettra jamais vraiment.
Une partie de l’écriture de De sang-froid s’est faite en Espagne, dans une petite ville de la Costa Brava (Capote y passe 3 fois 6 mois en 3 ans, à partir d’avril 1960). Leila Guerriero part sur les traces de Capote, cherchant à visiter les lieux qu’il a visités à voir les paysages qu’il aurait vus. Et nous livre le résultat de son enquête, Le fantôme de Truman Capote. Là encore, c’est un (court) livre absolument passionnant. Cela ne surprend pas de la part de cette journaliste brillante (dont nous avons déjà parlé ici), elle-même habituée à des reportages dans l’esprit de Truman Capote. Le fantôme de Truman Capote est passionnant parce qu’il y parle d’écriture et des besoins des écrivains pour réussir à écrire. Leila Guerriero fait un peu le parallèle entre ses propres besoins et ceux de Capote, nous parle d’elle en nous parlant de lui (ou l’inverse). On le lit, et le relit, quitte à ne pas avancer dans l’histoire, tellement c’est intéressant.
Et puis il y a la partie fantôme de Truman Capote. Parce que sur la Costa Brava, même si quelques-uns se souviennent de lui en particulier pour l’avoir vu, Capote n’a pas laissé de traces particulièrement tangibles. Il y a bien un parcours touristique qui fait visiter les lieux que Capote aurait fréquenté mais, d’une part, ce parcours a été constitué à partir d’un roman, et d’autre part, il est très approximatif (par exemple, on fait passer les touristes par une pâtisserie que Capote aurait fréquenté, en sachant pertinemment que ce n’était pas le cas). Truman Capote est probablement venu ici, mais en est-on même certains ? On pourrait finir par en douter. Leila Guerriero, dans son style à la fois précis, descriptif et incroyablement humain, nous raconte la (re)construction d’un mythe, nous interroge sur la réalité de la réalité (et montre qu’on n’a pas eu besoin de l’intelligence artificielle pour recréer le réel). Passionnant, définitivement.
Alain Marciano