Nos 20 albums préférés des années 60 : 11. The Crazy World of Arthur Brown – The Crazy World of Arthur Brown (1968)

Rétrospective des années 60 vues par le petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire nos goûts personnels plutôt que les impositions de « l’Histoire ». Aujourd’hui : le premier et dernier album d’un petit monde bien cramé de la tête.

Arthur Brown MEA

The Crazy World of Arthur Brown est, de fait, le seul album enregistré par le groupe du même nom durant l’époque de sa formation originale, menée par l’inénarrable Arthur Brown. Ce natif du Yorkshire et ancien étudiant en philosophie s’était taillé une belle réputation d’histrion durant la seconde moitié des années soixante. Passionné de théâtre et avide de provocation, le bougre tente des modes de présentation parfois extrêmes. On a pu le voir se déshabiller complètement sur scène, mettre le feu à ses cheveux ou porter une passoire sur la tête. Son maquillage outrancier, régulièrement associé à un casque enflammé, devint rapidement indissociable de son personnage. En 1967, il s’acoquine avec le claviériste Vincent Crane, le bassiste Nick Greenwood et le batteur Drachen Theaker pour former The Crazy World of Arthur Brown, un véhicule expérimental, théâtral et psychédélique. Le premier single, Devil’s Grip, passe inaperçu, mais Atlantic est intéressé par le groupe, qui commence donc à plancher sur un album. Arthur a une idée : l’enfer. Ni plus ni moins. Il envisage un opéra psychédélique qui décrirait les horreurs du monde des damnés, avec pour pièce centrale une chanson intitulée Fire, qui a généré des réactions très positives lors de récents concerts. Kit Lambert, le manager des Who, offre de produire l’affaire mais juge le concept trop difficile à vendre. La discussion avec les musiciens aboutira à un compromis. La face A conserve l’idée de base avec une suite théâtrale autour de Fire, tandis que la face B diversifie le propos en poussant les expérimentations formelles, avec en prime deux reprises : I’ve Got Money de James Brown et I Put A Spell On You de Screamin’ Jay Hawkins.

L’un des (nombreux) éléments singuliers de The Crazy World of Arthur Brown réside bien entendu dans son absence de guitariste : The Crazy World of Arthur Brown est un album psychédélique sans la moindre trace de six-cordes, qui parvient pourtant à générer une intensité foncièrement rock dans ses moments les plus débridés. Il faut dire qu’Arthur Brown est un frontman de choc, doté d’une voix aussi extravagante que ses costumes de scène. Capable d’alterner baryton de crooner et cris suraigus, il emploie ce phrasé schizophrène pour délivrer des paroles dont les images cryptiques transportent instantanément l’auditeur vers un jardin des délices psychédéliques, où l’eau prend feu et où des formes imprécises formulent des invitations ambiguës à un protagoniste qu’on imagine sévèrement déglingué aux substances les plus fantasques.

Le prélude d’introduction débouche sur Nightmare, première chanson où le Hammond de Crane accompagne les effusions vocales d’un Brown déjà en plein délire. Fire Poem condense sa théâtralité sur un format plus court pour mieux servir d’introduction à Fire, inoxydable tube martelé à l’orgue et magistralement chanté. L’éructation introductive sera samplée par The Prodigy, Marilyn Manson et Death Grips, contribuant à un regain de popularité du titre plusieurs décennies après sa sortie. Come & Buy tisse un climat aussi majestueux qu’anxiogène, avec une basse virevoltante et une superbe performance de Brown, prouvant qu’il peut aussi remiser ses hurlements de banshee sans sacrifier l’intensité de sa présence vocale.

La face B est lancée par I Put A Spell On You. Curieusement, l’interprétation vocale est presque sobre en comparaison de ce qui a précédé, et le groupe transforme la chanson en magma psychédélique, groovy et chaloupé. Loin de la transe cuivrée de l’originale de Jay Hawkins, cette version très british parvient à tirer son épingle du jeu, aidée par cette attitude baroque qui caractérise l’ensemble de l’album. L’emphase est à l’honneur sur Spontaneous Apple Creation et son swing augmenté de cordes pincées et de célesta, comme si les Mothers of Invention avaient voulu croquer une fable symboliste. À l’inverse, Rest Cure est un joli petit exercice de pop sixties qui tutoie un r&b alors très en vogue en Angleterre. Brown y est savoureux en version carnavalesque d’Otis Redding. I’ve Got Money, originellement écrite par un tout autre monsieur Brown, donne l’occasion à Drachen Theaker de se dégourdir les poignets sur sa caisse claire avant Child Of My Kingdom, longue conclusion protéiforme qui ne cesse de bousculer son tempo entre art rock anguleux, théâtre psychédélique et swing bluesy.

Fire

Fort de sa bizarrerie revendiquée, The Crazy World of Arthur Brown fit office de détonateur pour nombre de futurs grands noms dont la renommée était en gestation à la fin des années soixante. Peter Gabriel citera l’album comme une influence sur ses travaux les plus expérimentaux. Alice Cooper considère Arthur Brown comme l’une des inspirations cruciales de son fameux maquillage de scène. David Bowie, alors en début de carrière avec The Lower Third, est enthousiasmé par la combinaison de mime et de déguisements que Brown utilise sur les planches. Quant à Ian Gillan, il affirme s’être intéressé aux cris suraigus après avoir écouté cet album, qui fut malheureusement la seule sortie de The Crazy World of Arthur Brown, en dépit du succès commercial de Fire, classé numéro un au Royaume-Uni à sa parution en single. Le groupe enregistra un second effort baptisé Strangelands, dont la teneur radicalement expérimentale acheva de rendre frileux le label, très peu convaincu des possibilités commerciales de l’objet. La sortie du disque fut donc bloquée jusqu’en 1988, près de vingt ans après la séparation du groupe. Ouch.

Mattias Frances

The Crazy World of Arthur Brown – The Crazy World of Arthur Brown
Label : Track / Atlantic
Paru en juin 1968