« Cabane » d’Abel Quentin : chronique d’une apocalypse annoncée

Reprenant avec son « Rapport 21 » le rapport Meadows qui, dans les années 70 dénonçait les dangers d’une croissance incontrôlée, Abel Quentin construit une fiction aussi drôle que féroce autour des quatre scientifiques qui en sont les auteurs.

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© Céline Nieszawer

En 1973 paraissait un ouvrage intitulé Les limites de la croissance, plus connu sous le nom de Rapport Meadows . Réalisé à la demande du Club de Rome par des doctorants du MIT et s’appuyant sur la dynamique des systèmes, il annonçait que le monde tel que nous le connaissons s’effondrerait dans le courant du XXIe siècle. Ce rapport allait-il provoquer une prise de conscience salutaire ? Que nenni ! De nos jours même, alors que nombre de ses prédictions se sont avérées, il ne suscite souvent qu’indifférence ou déni, chacun ne semblant préoccupé que par la satisfaction de ses propres désirs et intérêts. C’est ce Rapport Meadows, rebaptisé Rapport 21 qui est au centre de la fiction imaginée par Abel Quentin dans Cabane, autour des quatre scientifiques qui l’ont rédigé, ces « prophètes maudits » qu’il renomme Mildred et Eugene Dundee, Paul Quérillot et Johannes Gudsonn. Deux Américains, un Français et un Norvégien, pas encore trentenaires, à jamais unis, à jamais séparés aussi, par une oeuvre commune qui ne fut jamais reconnue à sa juste valeur. Et bientôt, se mettra sur leurs traces, sur celles surtout du mystérieux Gudsonn, Rudy, pigiste pour un obscur magazine branchouille…

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Cabane, en effet, est non seulement l’histoire d’un aveuglement collectif mais aussi celle d’individus, que la volonté du respecté professeur Stoddard d’alerter le monde sur la catastrophe qui le menace a rapprochés pendant les quelques années qu’ils ont consacrées, à raison de quinze heures par jour, au Rapport 21. La genèse du projet, la personnalité de chacun, les liens qu’ils ont entretenus dans le travail et en dehors, autant de centres d’intérêt pour le lecteur. Qui se demande, surtout, ce qu’il adviendra de ces liens une fois le rapport paru. Dans quelle direction les idéalistes Mildred et Eugene Dundee, l’arrogant et cynique Quérillot, le solitaire Gudsonn, affronteront-ils le désintérêt voire les sarcasmes auxquels se heurteront leurs alarmantes prédictions? Après s’être attardé sur les tentatives du couple Dundee pour médiatiser son combat contre une croissance incontrôlée, sur la brillante carrière et les errements de la vie privée de Quérillot, et ce dans un va-et-vient entre les époques s’étendant sur une cinquantaine d’années, le roman se resserre peu à peu autour du sort du quatrième protagoniste, Gudsonn, qui a disparu dans la nature… C’est ainsi que la deuxième partie de Cabane prend la forme d’une enquête journalistique sur le mystérieux Norvégien, objet des rumeurs les plus folles.

Cabane séduit d’abord par sa dimension documentaire. Il nous ramène aux débuts d’une écologie militante et à ceux de l’ordinateur puisque c’est grâce à « Gros Bébé », autrement dit un IBM 360, obèse et tonitruant, que se fait la simulation de l’état de la planète en 2050. Il fait revivre l’atmosphère de la Berkeley des années 70, berceau du mouvement hippie, foyer de la contestation étudiante et de la libération sexuelle, haut lieu de la consommation de substances dites illicites. Il devient aussi, au fil des pages, le tableau d’une autre époque, la nôtre, qui n’a pas su prendre la mesure de la gravité de la menace. Une époque qui cède aux dérives complotistes, à l’obsession du confort et du profit… Il met ainsi avec férocité et drôlerie chacun de nous face son égoïsme, ses ignorances ou ses lâchetés. Abel Quentin n’épargne personne, pas plus nos quatre scientifiques – « quatre comme les Beatles ou les Évangélistes » – qui ont eux aussi leurs obsessions et leurs mesquineries, que les faux prophètes, les politiques, les capitaines d’industrie ou… les lecteurs. Le plus intéressant est la façon dont il s’attache aux pas de l’insaisissable Johannes Gudsonn qui paraît naviguer entre délire sectaire et tentation de l’ultra violence. Son roman peut, ainsi, se lire comme un véritable thriller, aussi instructif et malicieux que haletant, qui mène de Berkeley à une cabane de l’île d’Osterøy , ultime refuge contre la folie du monde, lieu idéal aussi, hélas, pour cultiver sa propre folie.

Anne Randon

Cabane
Roman d’Abel Quentin
Éditions de L’Observatoire
477 pages / 22€
Date de parution : le 21 août 2024