« Le Déluge », de Stephen Markley : l’apocalypse climatique à venir ?

Après Ohio, remarquable premier roman au lance-flamme sur la décadence de la civilisation américaine, on savait que Stephen Markley était un auteur ambitieux et audacieux. Il le confirme avec ce deuxième roman – dix ans passés à l’écrire – qui explore sur quatre décennies l’effondrement climatique de la planète entre dystopie la plus sombre et hyperréalisme terrifiant.

Stephen-Markley-2024
© Michael Amico

Tout commence en 2013 avec la parution d’un livre prémonitoire rédigé par Tony Pietrus, océanographe-climatologue, Une dernière chance : Déclarer la guerre au réchauffement climatique pour sauver la civilisation. Un cri d’alerte scientifiquement étayé par une étude sur les changements de phases des molécules d’hydrates de méthane qui sont en train de fondre dans les profondeurs océaniques sous l’impact du réchauffement climatique, et ainsi libérer un gaz à effet de serre qui accélère ce même réchauffement climatique. D’une certaine façon, cet ouvrage sera le fil conducteur du récit car il prophétise tout ce qui va suivre.

Le-DelugeContrairement à beaucoup de romans dystopiques qui misent sur un scénario de fin du monde flamboyant et futuriste loin de nos préoccupations du moment, Stephen Markley dépeint lui une apocalypse au ralenti, sans réel schisme avant / après, sans événement rupture. le chaos se fait progressivement avec la fusion de toutes les dérives qu’on sent arriver depuis quelques années : catastrophes climatiques en tout genre, pandémies, famines, migrations massives, polarisation politique extrême, fanatisme religieux, factionnalisme ethnique, violences multiformes décomplexées etc, le tout s’additionnant, se nourrissant dans une accélération incontrôlable qui annonce une extinction de masse de toute vie sur Terre. le récit n’en est que plus effrayant car il part d’événements réalistes car familiers, affleurant en signaux plus ou moins faibles dans notre quotidien ou l’actualité.

Tout cela, on le sait, on l’a lu mais Stephen Markley a un talent fou pour rendre concret ces catastrophes potentielles en faisant ressentir viscéralement les conséquences de l’inaction politique à décarboner l’économie. Cette immersion littéraire repose sur des scènes spectaculaires par leur aspect hollywoodien et virtuose dans leur narration ( celles de Los Angeles et Washington sont à couper le souffle, mais aussi, et surtout, sur des personnages forts qui injectent de l’humain aux passages politico-scientifiques, plus secs.

Et ils sont nombreux ces personnages à nous guider dans un récit agile multipliant les formes narratives ( récits à la première et troisième personnes, articles de presse entre autres ). Stephen Markley a convoqué dans son casting un échantillon kaléidoscopique de la citoyenneté américaine extrêmement pertinent car la crise climatique est un sujet tellement énorme que l’exprimer du point de vue d’un seul personnage aurait été trop nombriliste ou trop écrasant pour lui.

On a donc un scientifique visionnaire anticonformiste, une écoterroriste s’attaquant aux infrastructures pétrolières et gazières, une publicitaire spécialiste dans le green washing de ces mêmes industries, un junkie en quête de fric pour payer ses doses, un génie des mathématiques et des analyses prédictives, un acteur hollywoodien reconverti en leader populiste de l’ultra-droite, le conjoint d’une activiste doux et amoureux. Et Kate, le plus beau personnage, le seul qu’on ne découvre qu’à travers le regard des autres, une militante écolo charismatique dont chaque apparition galvanise le lecteur par sa personnalité hors-norme et ses mantras électrisants :

« Provoque-les, emmerde-les, use-les jusqu’à l’os. Sois sans peur. Sois Achille, soit Roland, soit Jeanne d’Arc. Sois folle. Traverse les deux Dakotas, admire l’orage qui électrocute l’horizon, reconnais-toi dans ses bourrasques et dans chacun de ses éclairs car ce sont eux tes vrais compagnons de voyage. Ne change pas, n’apprends pas, ne tombe pas, ne flanche pas. »

Tous ces personnages sont le coeur palpitant du roman. C’est autour d’eux que l’auteur tisse des liens entre le micro et macro, entre le traumatisme intime et le collectif, montrant comment chacun se débat avec ses dilemmes, ses regrets, ses regrets, son affect pour les siens.

Le roman fait mille pages, gros comme un Petit Robert, avec le poids qui va avec. Forcément la question de la longueur se pose. Ce qui est sûr, c’est qu’une fois que j’ai été dedans, impossible de lâcher le livre. Je l’ai lu comme je lis un passionnant roman, un quasi thriller de 300 pages que j’aurais enchaîné avec deux autres, cul sec. Par contre, j’ai trouvé que le point culminant en terme de péripétie arrive trop vite et que les pages qui suivent ont perdu en élan narratif.

Mais le vrai « souci » lorsqu’un roman fait mille pages – qui plus est avec un tel sujet – c’est que sa longueur va forcément rebuter beaucoup de lecteurs. Et ça, c’est dommage car ce roman est vraiment remarquable et fait sentir concrètement tous les enjeux de la lutte contre le réchauffement climatique, soulevant des questions fondamentales : peut-on en même temps sauver la biosphère, réinstaurer la démocratie et refonder le système économique ? Quelle est la meilleure stratégie pour y parvenir et avec qui s’allier ? Faut-il aller jusqu’à la violence ? le climat prime-t-il sur les luttes contre les inégalités sociales, contre le racisme et le sexisme ?

Pas facile de conclure un roman aussi stimulant. Stephen Markley y parvient brillamment sans assombrir un récit déjà sombre et même en lui apportant une petite touche utopique très intéressante car non désespérante ( en tout cas pas totalement).

Marie-Kirzy

Le Déluge
Roman de Stephen Markley
Traduit de l’anglais (USA) par Charles Recoursé
Editeur : Albin Michel
1039 pages – 24,90 €
Parution : 21 août 2024

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