Les deux rennais Olivier Mellano et Melaine Dalibert signent à travers cette collaboration autour d’After Us, un disque magnifique où l’un et l’autre tutoient les cimes. Délaissant le piano au profit de l’orgue, Melaine Dalibert participe à l’unisson de cette quête d’un bourdon et d’un écho du silence.
L’exigence n’a que faire de notre patience, c’est une loi qui s’impose, c’est une nécessité d’écoute qui s’affirme, c’est un monde qui se dresse devant nous comme ce vertige que l’on ressent face à la force minérale et attractive d’une montagne. On se sent infiniment petits et minuscules, dérisoires et futiles face à cette musique des sphères, face à cette puissance en action. Parfois, un paysage s’impose à nous, impose sa présence comme une menace sourde, comme une complainte muette. Prenez ces hautes falaises où nichent ces oiseaux de mer, habitants indociles d’un territoire qui n’est pas pour nous, prenez ces forêts sans lumière qui ne nous laissent pas entrer ni sortir, prenez cet océan calme et assassin. Il n’y a guère que les étoiles et la voie lactée qui contiennent ce caractère immuable, cette immobilité dans le temps et l’éternité. Il en faut alors de l’exigence et de la patience pour accepter de se fondre dans cette matière inquiétante parce que permanente. Car l’espace est le lieu de tous les contraires et de tous les antagonismes, du silence et du vide, de la poésie et de la seule puissance des éléments, de la fragilité et de la rudesse. Alors comment exprimer cette tension des opposés sans se perdre dans un mysticisme frelaté ou inoffensif ?
Il en faut de l’exigence pour tendre vers cette expansion cosmique et de l’exigence, le guitariste Olivier Mellano comme le pianiste Melaine Dalibert savent en abuser. Il faut dire tout de suite que sans conteste, l’ancien collaborateur de Dominique A travaille une matière protéiforme d’une ambition rarement croisée en France. Hésitant en permanence entre des envies Noise (MellaNoisEscape) et des tentations relevant plus de la Musique Savante que ce soient ses escapades du côté du répertoire de Gabriel Fauré ou de la musique contemporaine, Mellano a fait de l’opportunisme une vertu créative. Sachant saisir l’opportunité de l’instant et la collaboration, il ne cesse de se réinventer dans des incarnations nouvelles sans jamais se renier ou se contredire. Au contraire, au fur et à mesure que cette discographie s’étoffe en solo ou dans ses travaux en communauté, on distingue toute la cohérence d’une oeuvre, toute la force d’une pertinence. Ce n’est pas la première fois que Mellano travaille sur le son ample et large de l’orgue. Il l’avait déjà fait sur le superbe La Chair Des Anges en 2006 mais ici, il pousse la radicalité plus loin en ne s’appuyant que sur les effets de sa guitare accompagnés du jeu virtuose et limpide de Melaine Dalibert.
L’orgue est un instrument peu employé dans la musique d’aujourd’hui bien que son influence soit omniprésente dans le son contemporain. Que ce soient Brian Eno, Stars Of The Lid, Arvo Pärt, chacun d’entre eux entretient un rapport singulier au bourdon, cet accord continu si caractéristique de l’orgue. Des disques à retenir ces dernières années employant l’orgue, on citera le magnifique et aventureux objet de 2022 du québecois Jocelyn Robert, L’Océante, disque complexe et ouvrant des voies nouvelles. Ce que cherchent à échafauder Melaine Dalibert et Olivier Mellano, c’est une sorte de syncrétisme irrespectueux entre l’image sacralisée de cet instrument et des tentations contemporaines, parfois Ambient, parfois dissonantes allant jusqu’au Noise. Il y avait comme une évidence dans cette rencontre entre les deux musiciens, l’un et l’autre cultivant une quête assez proche dans ses appréhensions et ses résultats. Ils avaient déjà collaboré ensemble sur le répertoire de Moondog, le disque H’Art Songs du compositeur américain en particulier. On retrouve d’ailleurs un peu l’influence du minimaliste sur ce disque.
Mais là où After Us trouve toute sa singularité, c’est dans cette capacité qu’ont les deux compositeurs à amener l’orgue sur un territoire que l’on a peu entendu jusqu’ici, celui d’une forme d’abstraction. L’orgue n’est plus seulement alors le traducteur ou l’imitateur émotionnel de la voix humaine. Il dessine des structures expressionnistes, des paysages mentaux infinis. Jouant avec la fureur ou le murmure, l’instrument ,ici employé, suggère le Jehan Alain de la Chacone pour Orgue de 1934, Le Jardin Suspendu. Dérivant entre des danses lentes et des variations sans fin, la musique de Dalibert et de Mellano circonvolue. David Sylvian, avec qui Melaine Dalibert a travaillé, décrit ainsi la musique du rennais dans une force d' »expansivité cosmique ».
Il nous expliquait d’ailleurs dans une interview en 2022 :
Dans ma musique, il y a souvent ces formules un peu giratoires, qui tournent autour d’elles-mêmes comme des toupies musicales. Cela évoque peut-être une sorte de mouvement planétaire. Ces formules répétitives m’évoquent plus une notion de concentration plus qu’une expansion. Des mouvements contraires, et par là même, associés.
Ces formules giratoires sont encore à l’oeuvre sur After Us avec cette vertu de transcendance pleinement assumée que l’on entend aussi bien dans Musique Pour Le Lever Du Jour (2018) de Dalibert que dans le répertoire de Mellano. Pour ce projet, les deux créateurs se sont retrouvés à la Chapelle Saint-Vincent de Rennes autour d’un grand orgue du XIXème siècle, l’occasion pour les deux de se laisser aller à une forme de lâcher-prise et d’improvisation mais aussi de travailler ce rapport à l’espace et à la longueur de la note que permet l’orgue. Jouer sur la résonnance, le timbre et l’écho de la guitare de Mellano et du clavier jamais tempéré de Dalibert est une incitation à la déambulation et l’errance. After Us est pareil à une expérience hantologique, il ressuscite le passé, elle ravive la mémoire des grands anciens en hésitant en permanence entre les espace-temps, ne délestant jamais le passé de son passé, le présent de son présent, l’avenir de son caractère incertain. On y croise aussi bien Gesualdo que Britten, Purcell que Tim Hecker, le bruit que le silence, la matière que le vide, le néant que l’infini.
Le zéro que la multitude.