[Interview] Emily Loizeau : « Je suis quelqu’un de profondément optimiste ! »

Parce que La Souterraine, le dernier album d’Emily Loizeau, nous a éblouis, et que nous n’avions pas parlé avec elle depuis son hommage à Lou Reed, il nous paraissait indispensable de faire le point avec elle sur son évolution.

emily Loizeau2 - (c) Yann Rabanier
(c) Yann Rabanier

Benzine : Quand je t’ai vue en scène, au 104, à la Maison de la Radio. J’ai été très impressionné, j’ai trouvé ça beaucoup plus rock que ce à quoi je m’attendais a priori. C’était après Pete Doherty et Frédéric Lo… Il y a deux ans. A priori, je pensais que c’était courageux de passer après eux. Et en fait, j’ai trouvé que c’était toi qui avais fait le set le plus fort de la soirée.

Emily : Merci…

Benzine : Donc je me souviens m’être dit : « c’est quand même très rock, Emily Loizeau ». Du coup, j’ai pensé, c’est peut-être parce qu’il y a quand même une moitié anglaise chez elle… (rires)

Emily : Oui, peut-être, et puis ça a évolué aussi. J’ai toujours eu ça en moi, mais peut-être que j’étais plus entre une forme de chanson française intimiste et une folk un peu indie… et progressivement ce songwriting folk rock que j’ai par mes origines et ma culture a pris sa place, avec un côté plus assumé, plus cathartique… Que j’ai approfondi de plus en plus parce qu’en fait j’avais ça en moi. Je viens du classique et du piano, j’ai cette envie d’intimité, c’est mon cœur battant, mais j’aime quand il s’électrise, j’aime quand il se confronte à des sons plus sauvages, plus rock. J’ai été, d’ailleurs, dans mon parcours classique, fascinée par Steve Reich, et il y a cette dimension de transe qui me parle énormément.

Donc, oui, je crois que ce sont toutes ces influences qui font qu’aujourd’hui, j’ai eu le souhait d’aller vraiment là-dedans, d’assumer ça à fond… D’où mon envie d’aller travailler avec John Parish pour aller au plus près de ça. Parce qu’il a cette énergie : il est capable de faire un disque comme White Chalk avec PJ Harvey, où il y a l’intimité du piano et un son à la fois assez rock, punk dans la manière dont le son est traité, mais… enfin, punk, c’est ma manière d’utiliser le mot : c’est rugueux, mais c’est placé dans l’espace, c’est très cinématographique. C’est ça que je suis allée chercher chez lui.

Benzine : Alors là, tu réponds déjà à une question que j’avais sur le sujet. Moi fan de PJ depuis les premiers albums, j’ai eu la chance de la voir depuis ses premiers concerts, etc. J’ai trouvé son évolution stupéfiante, parce qu’en s’éloignant de la rugosité des débuts, qui était quand même incroyable, en mûrissant, c’est devenu très fin et très sophistiqué, mais en même temps, ça n’a pas perdu la profondeur émotionnelle. Donc, je comprends très bien ce que tu veux dire, parce que je pense que c’est un vrai beau modèle. Parish, c’est un « collaborateur », quelqu’un de proche pour toi, ou simplement un producteur, comme pourrait l’être une autre personne ?

emily Loizeau3 - (c) Yann RabanierEmily : C’est en train de devenir un collaborateur proche, mais je ne prétendrai pas… J’ai évidemment une amitié récente avec lui, mais il y a eu une rencontre très forte qui s’est passée par le biais de certains de mes musiciens, particulièrement Boris Boublil, qui a un projet avec lui, qui s’appelle Mu. Donc ils se connaissent très bien, et le fait que ça passe aussi par cet intermédiaire-là a contribué à un certain rapport de confiance, de sa part je veux dire, déjà parce qu’il y avait un travail sur les arrangements de notre part avec Csaba Palotai, mon guitariste, et Sacha Toorop, à la batterie, qu’il connaît également. On a beaucoup communiqué en amont, pour Icare et aussi pour la Souterraine, mais pour le second, on étaient forts du précédent. De mon côté, la confiance est venue de sa manière de faire : John a énormément d’exigence, mais aussi d’humilité, il n’est jamais dans la posture, dans l’imposture. Il peut être intimidant, c’est quelqu’un de taiseux, qui a une certaine timidité. Mais il est tellement bienveillant, et aussi intelligent dans sa manière de diriger l’autre…

C’était aussi la première fois que j’enregistrais dans mon « pays de moitié » et je retrouvais quelque chose de l’attitude anglaise vis à vis de la création, que j’aime : sans snobisme, très « down to earth ». Il y a une certaine douceur, c’est simple, on n’a pas besoin de prouver quoi que ce soit. On est là pour se faire plaisir. C’est pas évident de se retrouver en studio avec quelqu’un qu’on ne connaît pas pour faire son disque. C’est un moment intime, il faut se sentir bien…

J’ai aussi retrouvé quelque chose de ma culture familiale, et ça participe au fait que je me sente bien au Studio Rockfield. ça me donne l’impression d’être retournée dans une vieille maison de famille… Pourquoi aller ailleurs ? (Rires)

Benzine : Il y a un consensus parmi nos rédacteurs pour dire que la Souterraine est peut-être ton meilleur album. ça correspond sans doute plus aussi à notre sensibilité plus « rock »… Il t’a fallu du temps pour le faire ?

Emily : Non, au contraire, en fait, même s’il y a eu trois ans entre les deux disques. J’ai terminé deux saisons de tournée Icare, après le Covid. J’avais déjà les chansons, et on a enchaîné direct, quinze jours plus tard, on était en studio. Donc  ça a été rapide. En parallèle, j’avais eu deux commandes : une pour faire la musique d’un documentaire sur une jeune Afghane, la Vie devant Elle [NDR : réalisé par Manon Loizeau], ça a été très inspirant de faire ça pour un film aussi beau ; l’autre pour faire la BO de Lazzi, une pièce de théâtre de Fabrice Melquiot. Ces deux commandes m’ont lancé dans l’écriture pendant la tournée, et à la fin, il y avait déjà des chansons importantes, donc j’ai continué.

Benzine : On y a aussi vu des préoccupations « graves » environnementales, sociétales…

Emily : C’était déjà le cas avec Icare, j’avais décidé de prendre le pouls de ce monde en vrac, mais surtout notre pouls à nous. Qu’est ce que ça fait comme dégâts sur le corps, sur le cœur, sur la joie…? J’étais déjà là, mais, avec le Covid, j’avais aussi envie de croire dans ce « monde d’après », comme une injonction. Bien sûr, aujourd’hui, c’est presque le contraire qui s’est produit… Mais ces deux BO, cette pièce et ce film, m’ont fait continuer de tirer le fil. Les choses s’assombrissaient de plus, le cynisme de nos dirigeants me laissait sans voix. Que faire ? Que dire ? Notre incapacité à regarder les choses… J’ai trouvé les clés, en particulier dans l’histoire d’Elaha, cette jeune fille afghane de 14 ans, incroyablement belle, qui veut bouffer la vie, elle filme ce qui lui arrive, elle console ses parents, elle fait tout ça pour aller à l’école. Chaque jour où j’écrivais en regardant les images, j’essayais d’être sa voix intérieure, d’utiliser ses mots, ça devenait une forme d’exemplarité : il n’y a pas le droit de baisser les bras… Ce féminin, cette jeunesse, cet amour des membres de cette famille les uns pour les autres… cette solidarité qui fait que cette famille tient. C’est devenu une clé de voûte pour l’album : je suis quelqu’un de profondément optimiste, j’ai deux enfants, je me bats contre cette angoisse, cette terreur, comme nous tous, mais il fallait trouver les mots, les moyens, les chemins…

… Et la BO de Lazzi, une pièce qui parle du féminin absent : ces deux hommes ferment le dernier vidéoclub de la planète, ils partent à la campagne, ils vont enterrer leurs films, il n’y a plus de contact humain, il y a ces femmes qui leur manquent. Mes chansons, ma voix, c’est ce féminin, absent du plateau, qui est là… Qu’advient-il de l’amour dans ce chaos ? Comment peut-il nous sauver ? Quel est ce féminin ? Le féminin, c’est une question fondamentale en ce moment, au delà de #MeToo, pour les femmes et pour les hommes. On a tous quelque chose d’urgent et d’important à faire pour ne pas que ce fossé entre les femmes et les hommes se creuse. On n’est pas encore dans le précipice, on est sur la crête…

Benzine : C’est pour ça que le disque nous touche autant, il fait écho à nos propres interrogations… C’est le rôle de l’artiste, aussi, non ?

Emily : On a un immense besoin de nouvelles histoires, aujourd’hui : il faut changer de récit, ne pas continuer dans ce récit morbide. Notre responsabilité, éthique, d’artistes, c’est bien sûr de boire dans des gourdes, de consommer des produits locaux, de voyager en train, de faire des disques qui utilisent des matières moins destructrices, mais c’est surtout de proposer un nouveau récit. On a une immense responsabilité dans ce qu’on dit, dans les mots qu’on choisit.

Benzine : C’est vrai dans la littérature, aussi…

Emily : Et dans le cinéma…

Benzine : Une dernière question… Qu’est-ce que tu écoutes en ce moment, que tu pourrais nous recommander…?

Emily : Il y a bien sûr I Inside the Old Year Dying, le dernier PJ Harvey, qui m’a subjuguée, je suis atterrée à chaque fois que je l’écoute par sa beauté et sa force. J’ai été complètement pliée en deux par Brûlé de Cabane, mélodiquement extraordinaire, avec la collaboration de Kate Stables, une artiste que j’adore. Je ne vais parler de notre amour familial pour Billie Eilish, elle a bien assez d’éclairage sur elle, mais quels artistes, elle et son frère ! Et Good Grief, le dernier disque de Hugh Coltman, que je me suis procuré le jour de la sortie de mon disque à moi. Le jour de sortie de chacun de mes disques, j’en achète toujours un exemplaire, que je n’ouvre pas, comme un talisman, et aussi le disque de quelqu’un d’autre, si possible quelqu’un que je connais… Good Grief, c’est magnifique, je te le recommande…

Benzine : Merci, Emily, pour ces recommandations. Et on ira te voir à la Cigale le 6 février prochain, bien entendu !

Entretien réalisé le 13/09/2024 par Eric Debarnot
Les photos d’Emilie Loizeau sont de Yann Rabanier

 

Les dates de la tournée d’Emily Loizeau :

Oct. 12, 2024 : Festival de Marne 2024 – Le Perreux-sur-marne, France
Nov. 5, 2024 : Le Train-Théâtre – Portes-lès-valence, France
Nov. 9, 2024 : La Sirène – Espace Musiques Actuelles – La Rochelle, France
Nov. 22, 2024 : Salle Jean Carmet d’Allonnes – Allonnes, France
Dec. 4, 2024 : Salle Nougaro – Toulouse, France
Dec. 5, 2024 : Le Rocher de Palmer – Cenon, France
Dec. 6, 2024 : L’Odyssée – Orvault, France
Dec. 7, 2024 : Bouvet Square Theater – St Malo, France
Dec. 10, 2024 : Le Grand Angle – Voiron, France
Jan. 18, 2025 : Centre Culturel – Rosporden, France
Jan. 25, 2025 : Le Sonambule – Gignac, France
Jan. 30, 2025 : Carré Magique – Lannion, France
Jan. 31, 2025 : Quai des Rêves – Lamballe, France
Fev. 1, 2025 : Trianon Transatlantique – Sotteville-lès-rouen, France
Fev. 4, 2025 : Le Préo – Oberhausbergen, France
Fev. 6, 2025 :  La Cigale – Paris, France
Fev. 28, 2025 : Le Miroir – Gujan-mestras, France
Mar. 6, 2025 : 6MIC – Salle des Musiques Actuelles du Pays d’Aix – Aix-en-provence, France
Mar. 21, 2025 : L’Orange Bleue – Eaubonne, France
Mar. 25, 2025 : Espace 1789 – Saint-ouen, France
Mar. 27, 2025 : Auditorium of Seynod – Annecy, France
Avr. 1, 2025 : Espace Albert Camus – Bron, France
Avr. 3, 2025 : La Bouche d’Air – Nantes, France
Avr. 4, 2025 : Espace Brémontier – Arès, France
Avr. 5, 2025 : La Scène Watteau – Nogent-sur-marne, France
Mai. 27, 2025 : Théâtre de Bourg-en-Bresse – Bourg-en-bresse, France

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