Nos 20 albums préférés des années 60 : 12. Screamin’ Jay Hawkins – What That Is! (1969)

Rétrospective des années 60 vues par le petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire nos goûts personnels plutôt que les impositions de « l’Histoire ». Aujourd’hui : le troisième opus d’un pionnier du shock rock.

Il va peu dire qu’on a l’embarras du choix quand il s’agit de parler de musique afro-américaine des années soixante. Pourtant, même dans le contexte d’une période aussi riche, notre sujet du jour est aussi iconique que rocambolesque. La vie de Jalacy J. Hawkins est le genre de délire dont l’Amérique a parfois tiré de grands romans et, souvent, un cinéma cathartique. En examinant la biographie du monsieur, on s’aperçoit qu’il est difficile d’en analyser les détails, et que ceux-ci varient même selon l’intéressé. Les grandes lignes suffisent amplement pour halluciner. Né à Cleveland dans une famille démunie, le petit Jay est abandonné par ses parents à l’âge de dix-huit mois, puis adopté par une famille indienne de la tribu Blackfoot. Passionné de musique, il se met au piano et à la guitare, étudie l’opéra au conservatoire fédéral. Un gamin sensible, dites-vous ? Il décide de s’engager dans l’armée avec de faux papiers en 1942, à l’âge de… treize ans. Il affirmera par la suite avoir foulé le terrain de la Seconde Guerre mondiale, mais son dossier falsifié rend l’information invérifiable. Il est transféré dans l’armée de l’air en 1944 et obtient sa décharge en 1952.

Dans l’intervalle, il trouve le moyen de s’illustrer comme champion de boxe d’Alaska en 1949 dans la catégorie poids moyens. Il fait un passage dans le backing band de Tiny Grimes au début des années cinquante, avant de signer son premier contrat solo en 1956. Cette année-là, il écrit I Put A Spell On You, originellement pensée comme une ballade romantique très premier degré, dans les canons de ce que la soul de l’époque valorise. Le jour de la session, le groupe arrive en avance et commence à picoler très tôt et fort avec l’équipe du studio. Il en résulte un enregistrement dont les musiciens n’ont aucun souvenir clair, pour une chanson que l’humanité n’oubliera jamais. L’interprétation vocale fait scandale. Les blancs ne comprennent rien, les noirs craignent l’effet que cette caricature pourrait avoir sur la perception de leur communauté. Au fil des années, néanmoins, le titre devient un classique, révéré et repris par à peu près tout le monde et sa cousine (rappelez-vous notre sujet de la semaine dernière).

Avec une postérité pareille, il aurait été logique de parler du premier album de Hawkins, qui comporte le morceau en question. Pourtant, à titre personnel, j’ai une appréciation toute particulière pour What That Is!, troisième opus du monsieur. Enregistré et distribué en 1969, il capte Hawkins lors de sessions live, épaulé un groupe au cordeau qui inclut notamment l’immense Earl Palmer à la batterie. Dès l’intro de la chanson titre, le groove caracole avec une ferveur communicative. Hawkins nargue les saxophones, éructant avec cette fameuse classe naturelle qui ne quittera jamais son phrasé (à ce titre, les derniers albums de sa carrière sont d’une solidité à toute épreuve). Les hurlements de l’outro auraient de quoi faire frémir Little Richard, ce qui, à l’époque, n’est rien de moins qu’un exploit. Et ce n’est qu’un début. Les outrances s’accentuent encore sur Feast of the Mau Mau, littéralement une recette de bouillon vaudou à base de gras de babouin, d’ongle d’oie et de puces des enfers. Jay force le trait, improvise, gueule, rote, pète et ricane sans retenue. Le fade-out intervient au moment où les évocations culinaires commencent à prendre des allures trop charnelles. À l’inverse, Do You Really Love Me est une démonstration de r&b au sens le plus classique du terme. Swing, chœurs, claps et saxos, rien ne manque et tout passe comme une lettre à la poste. Il en va de même pour Stone Crazy, qui durcit le propos avec un tempo plus soutenu où le piano et la basse s’intimident mutuellement.

I Love You est probablement une bonne illustration de ce que I Put A Spell On You était supposé être avant que l’alcool ne domine l’assaisonnement. Un tempo valsé, avec un piano métronomique sur lequel la voix de Hawkins resplendit à chaque poussée de note. Le texte, emprunt d’un sentimentalisme que la soul music a rendu intemporel, est aux antipodes de ce qui a précédé avec Feast of the Mau Mau. Pas de doigt dans le nez ou de tache de gras à l’horizon ici, c’est certain. S’ensuit une chanson que je ne peux décrire autrement qu’en transcrivant le court discours qui l’introduit : « Mesdames et messieurs, la plupart des gens enregistrent des chansons sur l’amour, le chagrin, la solitude ou la dèche. Personne n’a encore tenté une chanson sur la véritable douleur. Le groupe et moi-même revenons tout juste de l’hôpital général, où nous avons pu observer un homme dans la bonne posture. Cette chanson s’intitule Constipation Blues. » La couleur annoncée est donc fort peu fluo. Si l’écoute du morceau peut dans un premier temps évoquer un pastiche de I Put A Spell On You, avec cette même cadence ternaire et un numéro de hurlements scatophiles en lieu et place de transe sexuelle, la chanson suivante est son reflet inversé. I’m Lonely est tout simplement l’un des plus grands titres de la carrière de Jay, qui chante la solitude avec un lyrisme gothique qui laisse pantois. Alex de la Iglesia ne s’y trompera pas en utilisant la chanson comme générique final du jouissif Perdita Durango, dans lequel Hawkins tenait un savoureux rôle secondaire en pote animiste de Javier Bardem.

Le saxophone baryton est de sortie sur A Thing Called Woman, où son timbre grondant s’accorde à merveille avec la voix de Jay, qui n’a pas son pareil pour rendre la moindre élucubration romantique terriblement menaçante. Nouveau slow r&b avec Dig! Hawkins braille comme un cinglé, comme pour dynamiter ce qui aurait pu rester un simple et sage blues en douze mesures. Une fois passé son piano chaloupé, I’m Your Man est effrayant au noirceur, avec une rigidité mélodique qui rend son texte d’autant plus poignant. Ici, le rapprochement avec I Put A Spell You a lieu dans les mots, ceux d’un type prêt à tout pour gagner un amour qui survivrait même au trépas de sa belle. Le cap vire nettement vers le gospel avec Ask Him, harangue spirituelle où Hawkins dialogue avec un chœur féminin et débite des sermons à la volée, tandis qu’une soliste vocalise habilement entre les breaks de saxo. L’album s’achève ensuite sur un medley de différentes sections des premiers titres, concession à une mode déjà un peu datée à l’époque. C’est néanmoins le seul passage faiblard de cet excellent album, qui contribua à asseoir la carrure d’un personnage à nul autre pareil.

Sur la pochette, Jay se réveille d’une sieste dans un cercueil immaculé. Il déclara qu’il avait hésité à franchir le pas. « Quand un type noir entre dans un cercueil, il ne s’attend pas à en sortir. » Hawkins passera le reste de sa carrière à entrer et sortir de la boîte, tel un diable à ressort dont on ne se lasse jamais, frayeur après frayeur. Sa sortie définitive aura lieu en février 2000 à Paris, où il avait élu résidence. Marié six fois, il disait avoir plus d’une cinquantaine d’enfants. Des recherches ultérieures permirent d’en identifier une bonne trentaine. Sans compter la multitude d’artistes à fortes personnalités qui lui doivent tous quelque chose, sans forcément en avoir conscience.

Mattias Frances

Screamin’ Jay Hawkins – What That Is!
Label : Mercury
Paru en 1969

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