Rétrospective Hayao Miyazaki : 5. Kiki la petite sorcière (1989)

Mon Voisin Totoro est à peine terminé quand Miyazaki se plonge dans un nouveau projet, adapté d’un roman jeunesse paru en 1985. Le succès sera au rendez-vous, contribuant à la fois à affirmer la renommée mondiale de Ghibli et à solidifier la filmographie d’un réalisateur passionné par la liberté, l’indépendance et la poursuite du bonheur.

© Studio Ghibli

J’ai découvert Kiki La Petite Sorcière aux alentours de mes quinze ans, une époque où mon expérience de l’œuvre de Hayao Miyazaki était cohérente, mais pas exhaustive. J’avais déjà vu Mononoke, Chihiro, Nausicaä et deux Châteaux, mais pas encore celui de Cagliostro. Il me manquait aussi Porco Rosso et Totoro, tandis que Ponyo venait à peine de sortir. Or, même si j’étais très curieux de voir comment Miyazaki avait traité la fameuse sorcière du titre, je n’étais pas tout à fait préparé à ce que je m’apprêtais à voir. Je n’ai jamais oublié mon premier visionnage de ce film sans antagoniste désigné, mais dont le point de départ avait tout de même de quoi rendre nerveux. Aujourd’hui encore, je perçois la pression que peut générer cet exil imposé à l’âge de treize ans, conduisant à chercher son indépendance dans une grande ville où l’on ne connait personne. À la place de Kiki, j’aurais probablement paniqué dès mon arrivée sur place, et c’est sans doute pour cette raison que l’enthousiasme du personnage m’inspire une admiration sans bornes. Là où, des années plus tard, Chihiro sera salement contrariée par le déménagement que lui imposent ses parents, Kiki semble accueillir cette poussée vers l’inconnu avec une sincérité sans faille. Respect, donc, car c’est précisément de cela qu’il est question.

Cette bienveillance humaniste, chevillée à une profonde croyance dans la capacité de la nature humaine à s’améliorer, fait de la petite sorcière à ruban rouge l’un des personnages les plus symptomatiques du cinéma de Miyazaki. Ce dernier n’avait pourtant pas prévu de signer l’adaptation du roman d’Eiko Kadono. La réalisation est initialement confiée à Sunao Katabuchi, mais Hayao n’est pas satisfait du scénario. Il finit par sortir de son rôle de producteur pour prendre en charge le projet où Katabuchi devient son assistant. L’empreinte de Miyazaki sur le film passe en premier lieu par des modifications de l’intrigue, qui s’éloigne du livre de Kadono. De nouveaux personnages sont ajoutés au récit, placé dans un cadre ouvertement occidental. Les éléments fantastiques se fondent dans la vie quotidienne d’une Europe traitée comme un collage d’images culturelles, toutes porteuses d’une forme de véracité triviale. Le four à pain, le manoir de la vieille dame, la toile inachevée, la vitrine de la boulangerie, la tour du clocher et son horloge… Tout est tangible, plausible et identifiable. Pour mettre au point les décors du film, Miyazaki visite l’Europe avec ses équipes, mettant à profit sa fameuse mémoire photographique pour cataloguer Stockholm, Amsterdam, Lisbonne, Naples, Paris et Visby. La partition de Joe Hisaishi est comme toujours au diapason, agglomérant des sonorités européennes qui tranchent quelque peu avec ses précédents travaux pour Ghibli.

Le film déroule une galerie de personnages instantanément attachants. Comme de coutume chez Miyazaki, les femmes occupent une place de premier plan. Osono est à la fois une patronne, une alliée et une présence maternelle. Ursula est une merveilleuse figure de grande sœur, dont la chaumière au fond des bois a elle aussi des allures de maison de sorcière. Pour le doublage japonais de la version originale, Miyazaki insiste pour confier le rôle à Minami Takayama, qui double déjà le personnage de Kiki. L’actrice est intimidée par la proposition mais s’en acquitte admirablement, conférant une proximité supplémentaire aux deux personnages, qui voient l’une en l’autre le reflet d’un passé ou d’un avenir. On connaît la propension de Miyazaki à magnifier les personnages de créateurs, et le fait qu’Ursula soit une artiste n’est évident pas anodin. Sa localisation, en marge de la société, informe directement la sollicitude dont elle fait preuve face aux questionnements de Kiki. L’idée que cette dernière puisse servir de modèle pour le tableau d’une amie qui, elle-même, lui sert de modèle de maturité, est une belle incarnation du message du film. L’art est une pulsion vitale, la vie est une pulsion artistique.

Le féminisme, un axe régulièrement évoqué lorsqu’il est question de la carrière de Miyazaki, s’inscrit ici dans une démarche humaniste au sens le plus large. Là où la mentalité capitaliste contemporaine a facilement tendance à faire coïncider Bildungsroman et indépendance financière (pour un exemple récent, citons le très sympathique Wonka de Paul King), Miyazaki préfère se concentrer sur les valeurs humaines qui président à un fonctionnement harmonieux entre les individus qui composent une société. Le respect, l’amitié, la solidarité et le partage sont les véritables monnaies d’échange à l’œuvre dans les rapports entre les personnages, au sein d’une histoire qui n’a de cesse de réconcilier les contraires. Merveilleux et quotidien trivial, féminin et masculin, magie et technique, travail et art, enfance et âge adulte cohabitent jusqu’à se compléter. Le séquence finale montrant Kiki et Tombo, l’une sur son balai, l’autre sur son vélo volant, est bien plus qu’une carte postale d’amitié ou une vignette romantique (Miyazaki maintient que les deux personnages n’ont pas besoin d’être autre chose que « de bons amis »). C’est la projection d’un espoir. Celui d’un monde où l’individualité peut s’épanouir pleinement sans crainte de jugement. Grand passionné d’aviation, Miyazaki l’explique précisément en ces termes : « Dans un monde où s’envoler n’est pas si étrange, un vélo volant n’a absolument rien d’étrange ».

Mattias Frances

Kiki la petite sorcière
Film japonais de Hayao Miyazaki
Genre : animation, aventure, fantastique
Durée : 1h42
Date de sortie : 29 juillet 1989

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