Samedi soir, c’était bien sûr à la Maroquinerie qu’il fallait être, pour vibrer au milieu d’une foule turbulente et extatique sur les grandes chansons de DEADLETTER, nouvel espoir du Rock anglais. Cerise sur le gâteau, les étonnantes ĠENN en première partie…
Cela fait des mois que la rumeur enfle à Paris – d’ailleurs nourrie par des passages remarqués du groupe dans des salles comme le Supersonic et le Pop-Up du Label : le groupe anglais qu’il ne faut absolument pas manquer en live, c’est Deadletter, joyau du post-punk Outre-Manche. Il n’a donc pas fallu longtemps pour que la date de leur passage à la Maroquinerie – une salle déjà un peu petite par rapport à leur renommée – soit sold out. La sortie d’un magnifique premier album, Hysterical Strength, il y a tout juste un mois, a rendu encore plus indispensable la présence de tout amateur de musique à cette soirée. Et ce d’autant que la première partie est assurée par un nom déjà repéré de la scène « art-punk » (quoi que ce soit que ça veuille dire…) de Brighton : ĠENN…
20h00 : Comment ne pourrait-on pas aimer un groupe dont la chanteuse se déclare fan des films d’Eric Rohmer ? (Même si elle aura un moment de doute affreux quand elle réalisera que dans le public de la Maroquinerie, le nom du génial réalisateur de la nouvelle vague ne génère pas beaucoup d’écho ?). Et qui plus est un groupe qui a fait de Rohmeresse, leur chanson la plus accrocheuse – et bizarrement orientalisante ! -, l’ouverture de leur dernier album, unum ?
Mais, de toute manière, au-delà de ce bon goût cinéphilique, ĠENN, quatuor féminin anglo-maltais, est passionnant : le démarrage du set impressionne, avec une longue performance vocale, viscérale, de Leona, minuscule physiquement, mais à la voix étonnante. On peut penser à Anna Calvi quand on entend la maîtrise dont elle fait preuve… Mais le groupe peut aussi compter sur le travail à la guitare de Janelle – aux cheveux et maquillage millésimés Ziggy Stardust – qui construit de superbes textures sonores, régulièrement psychédéliques, emportant la musique de ĠENN loin du post-punk. 40 minutes de pure beauté, portées par une réelle ambition artistique, loin du commun des groupes anglais…
21h10 : Dix petites minutes de retard, et Zac Lawrence et sa bande sont enfin là devant nous. Et la Maro explose d’excitation : le public, que l’on trouvait finalement bien sage jusque-là, dévoile sa véritable personnalité, et une bonne centaine de jeunes filles et jeunes femmes se déchaînent alors que DEADLETTER attaquent Credit to Treason, le formidable morceau d’ouverture de leur album. Ça va être chaud, ce soir !
Sur une scène malheureusement peu éclairée, sont alignés autour de Zac deux guitaristes (l’un, à droite, constamment dissimulé dans l’ombre, fait un travail sonore époustouflant, tandis que l’autre, à gauche, est un véritable spectacle de frénésie et d’emportement), un bassiste et un batteur (responsables de la colonne vertébrale typiquement post-punk de la musique), et un saxophoniste : on écrit « un » car, malheureusement, ce soir ce n’est pas Poppy Richler qui est à la manœuvre, une déception quand on considère combien le rôle du saxo est déterminant dans l’orientation actuelle du groupe… Au centre, on a donc Zac, à l’attitude froide et distante, mais pouvant basculer en un clin d’œil dans un rôle d’imprécateur survolté… une attitude qui rappellera aux plus anciens d’entre nous celle d’Howard Devoto aux débuts de Magazine (rappelons que Magazine est l’une des influences déclarées de DEADLETTER…). Car à chaque morceau joué ce soir – et nous profiterons de l’intégralité de l’album Hysterical Strength, interprété toutefois dans un ordre différent -, il y a ce moment-clé où Zac, de quelques gestes impérieux, déclenche l’hystérie générale dans la salle. Une hystérie qui ne manque jamais d’arriver, et qui montera crescendo au long des soixante-dix minutes du set.
Evidemment, les « bombes » bien identifiées sur l’album – More Heat!, Relieved, Mere Mortal, It Flies – sont les moments où l’incendie embrase le plus totalement la Maroquinerie. Mais quasiment chaque morceau propose un instant où tout le groupe martèle et répète à l’unisson des mots ou des phrases qui sont reprises en chœur – soit dans la joie, soit dans la rage – par tout le public. Ce qui surprend au début – et peut décevoir, c’est la réinterprétation fréquente des chansons complexes et planantes du disque pour les transformer en brûlots parfaits pour déclencher une véritable émeute. C’est ainsi, par exemple, que le bouleversant Mother perd une grande partie de sa magie, mais gagne paradoxalement en immédiateté. Et finalement, il est impossible de nier que le choix d’une musique « différente » sur scène par rapport aux versions studios est efficace : nous ne sommes pas là pour écouter calmement une reproduction exacte d’un album que nous aimons, mais pour vivre une expérience extrême. Et dans ce domaine, il faut reconnaître que DEADLETTER est maître de notre excitation comme peu de groupes le sont.
Le final du set, enchaînant le redoutable Binge, l’une des tueries les plus réjouissantes du groupe (on crie tous en chœur : « Wants (Binge), Needs (Binge), Hopes (Binge), Dreams / Then it’s a Binge » !!!) et la folie de It Flies, est pure incandescence.
La Maro met plus de temps que d’habitude pour se vider, car tout le monde a envie d’échanger sur les émotions fortes que nous venons de vivre ensemble. Au centre de la fosse, un groupe de filles habillées en pures gothiques des années 80 continuent à danser frénétiquement et joyeusement sur de la « pop » commerciale actuelle (Taylor Swift ?) : il est facile de rire devant ce paradoxe, mais finalement, quels que soient les codes musicaux qui font battre les cœurs, accélérer les pouls, enflammer les âmes, l’important n’est-il pas que la musique continue à irriguer notre temps ? Et que cela soit la plus belle leçon du concert de DEADLETTER ce soir…
Texte : Eric Debarnot
Photos : Robert Gil