Un récit captivant qui mêle habilement aventures maritimes, histoire coloniale, réflexion sur l’évolution des espèces, et qui questionne avec acuité notre relation au vivant et à notre environnement.
Iida Turpeinen est finlandaise et elle écrit donc en finnois : rien que cet exotisme nordique aurait suffit à nous motiver pour découvrir son bouquin, tant on a rarement l’occasion de lire des auteurs finlandais !
D’autant plus que À la recherche du vivant est son premier roman (elle a écrit plusieurs nouvelles).
C’est sans doute mon dernier coup de cœur de cette rentrée littéraire 2024 pourtant déjà riche en belles trouvailles.
Un peu de contexte :
Vers 1740 l’allemand Georg Wilhlem Steller, « naturaliste, docteur en théologie et drôle de personnage », rejoint une grande expédition Russe menée par le capitaine danois Vitus Béring pour tenter de relier l’Amérique à l’Asie.
Au retour du Golfe d’Alaska, les marins s’échoueront sur une île près du Kamtchaka, qui s’appelle désormais l’île de Béring tout comme le détroit homonyme, une île déserte où quelques rescapés survivront durant près d’un an avant de pouvoir rejoindre le continent.
Au cours de ce voyage, Georg Wilhelm Steller découvrira une très grosse bestiole marine à laquelle il donnera son nom : la Rhytine de Steller, un mammifère colossal (8 mètres, 10 tonnes), une vache de mer, une sorte de dugong géant de l’ordre des siréniens.
Malheureusement, cette créature majestueuse et paisible disparaîtra complètement après quelques années seulement, victime d’une chasse impitoyable pour sa graisse : c’est un triste record de « durée de vie » (vint-cinq ans à peu près) et c’est justement l’objet du bouquin de la finlandaise.
Iida Trupeinen nous livre un récit captivant qui mêle habilement aventures et explorations maritimes, histoire coloniale de l’Alaska, histoire des sciences et de l’évolution des espèces, et réflexion écologique ou environnementale : ce curieux mélange fonctionne parfaitement grâce à la belle plume de l’auteure qui sait se faire tantôt épique quand il faut prendre la mer, tantôt poétique quand on retrouve le squelette de cette grosse bête disparue trop vite.
Sans jamais se montrer pontifiante ou moraliste, sans jamais s’engager dans le pamphlet polémique, et surtout sans jamais ralentir le rythme épique de son récit d’aventures, la finlandaise réussit à nous faire passer pas mal de messages écologiques, naturalistes ou scientifiques. Vers les pages 50, un chapitre nous brosse même en quelques pages, un accéléré panoramique de la théorie de l’évolution, depuis les unicellulaires marins jusqu’aux espèces actuelles : instructif et passionnant.
Si aujourd’hui l’extinction d’une espèce nous est hélas, devenue familière, à l’époque cette notion était encore novatrice et derrière cette idée taboue se cachait alors une interrogation théologique : si une espèce pouvait disparaître à cause d’une météorite ou d’une glaciation, cela voulait dire que quelque chose venait bouleverser l’ordre divin.
À cette époque toujours, on pourchassait le mammouth à travers les steppes pour tenter de dénicher les troupeaux de ces éléphants laineux dont on ne retrouvait malencontreusement que des squelettes enfouis sous terre.
« […] En anglais et en français, on dit que l’espèce « s’éteint », la vie a fini de briller, elle s’étiole et disparaît ; en suédois les espèces sont « éradiquées », arrachées au monde comme une mauvaise herbe dans un jardin ; mais en finnois, on parle littéralement d’« absence de la famille », ce qui n’implique pas la mort de tous les individus. La dernière vache de mer qui flotte en mer est déjà frappée par l’absence de sa famille. Le sang circule encore dans ses veines, son système nerveux envoie toujours des messages électriques à ses membres ; mais, tandis qu’elle circule d’une anse à l’autre à la recherche de ses congénères, elle est déjà frappée par la plus profonde solitude possible, l’absence de sa famille, et son espèce est éteinte avant même qu’une balle n’ait pénétré son oeil. »
En guise de conclusion un peu triste et nostalgique, laissons les derniers mots à la belle prose de la finlandaise :
« […] Personne n’a pu observer l’animal assez longtemps pour voir grandir les petits. La rencontre entre l’homme et la vache de mer est brève et fugitive, et aucun des jeunes individus vus par Steller n’est mort de vieillesse. »
Quand viendra l’habituel chapitre des remerciements, Iida Turpeinen dédiera son livre aux « 374 autres êtres vivants classés disparus au cours de la rédaction de cet ouvrage ».
Dans ce récit d’aventures on pourra croiser, bien sûr le naturaliste allemand Georg Wilhelm Steller et ses compagnons de voyage autour du capitaine danois Vitus Bering.
Le gouverneur russe en Alaska, Hampus Furuhjelm et son épouse Anna.
Les professeurs Julius Bonsdorff et Alexander von Nordmann de l’Université Impériale et la dessinatrice Hilda Olson.
Et enfin, John Grönvall, collectionneur d’œufs, qui sera chargé de la restauration du squelette.
Ce passionnant récit aux allures de journal de bord, s’étire sur plus de deux cents ans, depuis le départ de la Grande Expédition Boréale en 1741 jusqu’aux années 1950 au cours desquelles le squelette d’Helsinki sera restauré, en passant par les années 1860 qui seront celles de la colonisation russe en Alaska puis de la cession de la région aux États-Unis et enfin de l’arrivée d’un squelette de l’animal dans les collections d’histoire naturelle de la Finlande.
Car de ces troupeaux de vaches géantes marines qui broutaient paisiblement les algues des hauts-fonds du Détroit de Béring, il ne reste aujourd’hui que « trois squelettes complets, un à Kiev, un à Moscou, et le troisième à Helsinki ».
Bruno Ménétrier