Il n’y a pas que Björk en Islande, il y a aussi Emilíana Torrini, merveilleuse chanteuse et conteuse, tout aussi ambitieuse mais plus accessible. Elle était hier soir à l’Alhambra pour nous enchanter de ses belles chansons tristes.
Une pluie diluvienne noie Paris en cette fin d’après-midi : un déluge qui donne très envie de se réfugier dès que possible, même trempés comme des soupes, dans une salle pour écouter la musique tellement chaleureuse et tellement triste aussi d’Emilíana Torrini. L’Alhambra n’est pas complète ce soir, mais chaque personne qui est là semble totalement dévouée à témoigner son amour pour la chanteuse islandaise, et on sent que l’atmosphère de la soirée va être particulière. Et parfaite.
20h : on nous a annoncé un artiste finlandais explorant du jazz et de l’expérimental, mais Jaakko Eino Kalevi est venu ce soir nous jouer une série de jolies petites chansons purement synth pop, non pas en solo, mais en compagnie d’Alma Jodorowsky, à la basse, qui sera à elle seule en charge de la composante organique du set. Sinon, la plupart des sons sont enregistrés, Jaakko se contentant de chanter – d’une voix faible et pas vraiment convaincante – en faisant quelques percussions à l’aide de deux jolies baguettes lumineuses. On a l’air de se moquer, mais pas du tout : en dépit des limites vocales de Jaakko, ses chansons sont dans l’ensemble bien accrocheuses, dans un style qui rappelle les Human League de notre jeunesse, en plus arty évidemment, ou même un Future Islands aphone. A noter la chanson Drifting Away, qui a une ambiance vaguement jazzy / lounge music contrastant avec le reste, le morceau – avec des paroles en français – l’Horizon où les vocaux sont largement assurés par Alma (comme sur l’album Chaos Magic), et le final un peu plus animé sur Dino’s Deo, qui s’arrête malheureusement avant de décoller. Après 30 minutes d’un set qui ne montera jamais vraiment en puissance, on a envie de dire qu’on a affaire à un compositeur doué, qui gagnerait à faire interpréter ses chansons par un groupe dans un format moins minimaliste.
21h : A Dream Through the Floorboards, c’est l’instrumental qui clôt Miss Flower, le dernier album d’Emilíana Torrini, et c’est ce soir la belle introduction solo et intimiste au piano de Simon Byrt, avant qu’Emilíana entre en scène, dans une robe rouge, accompagnée du reste du groupe. Et avec sur le visage, cet éternel grand sourire tendre et joyeux. Emilíana se lance dans Miss Flower, la sensuelle introduction à l’univers de l’héroïne de l’album, dont 9 des 10 chansons seront interprétées, dans un ordre différent de celui du disque. Il est intéressant de noter que le titre qui sera exclu de la setlist est Black Water, celui qui fait l’ouverture du disque, et qui est sans doute le plus « expérimental », formellement… La plupart des morceaux sont précédés d’une assez longue introduction où Emilíana, qui a d’abord expliqué la genèse du disque à partir des lettres retrouvées de Miss Flower, détaille la partie de l’histoire de cette femme, qui l’a tant inspirée, encapsulée dans la chanson. Ce qui est riche d’enseignements, parfois drôle, parfois émouvant, mais casse quand même l’atmosphère que pourraient créer ces belles chansons, interprétées avec une grande douceur et une superbe sensibilité.
Sans surprise, c’est l’enchainement du très pop Black Lion Lane et du magnifique Let’s Keep Dancing qui fait décoller la soirée – et, pour le coup, il est touchant d’entendre sur ce second titre la voix du musicien de Trinidad reprise, avec son autorisation, de la cassette retrouvée dans le coffre à courrier de Miss Flower. La conclusion de l’histoire avec Love Poem, d’une grande délicatesse, ouvre la seconde partie du set, consacrée à de vieux titres, dont un Big Jumps dont elle raconte avoir totalement oublié le sens (elle devra d’ailleurs regarder sa « tablette / anti-sèche » pour en retrouver le titre).
Le set, à la joie générale, se termine sur quelques chansons plus entraînantes et donc populaires, celles de l’album Me and Armini : Ha Ha, particulièrement impressionnante, la très fun et fantaisiste Jungle Drum, et l’inévitable reggae de Me and Armini, le plus grand tube d’Emilíana (le seul, sans doute…). « Si ça ne tenait qu’à moi, je ne chanterais que des chansons tristes ! » : c’est sur ces mots qu’Emilíana revient pour un rappel de deux titres totalement dépouillés, qui constitueront sans doute le moment le plus magique de toute la soirée : Beggar’s Prayer et surtout le bouleversant Today Has Been Ok, où le chant magnifique d’Emilíana est seulement accompagné par la basse : « This life has been insane but / Today has been OK / Today has been OK / Today has been OK / Today has been OK ».
Une phrase à répéter encore et encore en ressortant dans la nuit du monde terrifiant dans lequel nous vivons. Tiens, la pluie s’est arrêtée.
Texte : Eric Debarnot
Photos : Robert Gil