Il s’en passe des choses dans les bois de l’Aveyron, et le désir y pousse comme de vigoureux champignons : le dernier film d’Alain Guiraudie pourra réjouir les uns et hérisser les autres, son cinéma faisant ici le grand équilibre entre burlesque et polar, entre le crime et l’amour. Et vice-versa.
Il est amusant de voir Miséricorde aussi rapidement après Quand vient l’automne, même si l’on se doute bien que Guiraudie va nous entraîner sur des chemins bien plus « turgescents » qu’Ozon. Mais dans les deux films, un peu sous les auspices de Chabrol, on plonge dans la France provinciale « profonde », on se promène dans les bois colorés par l’automne, on cueille des champignons, et on… tue. Bon, les similitudes s’arrêtent là… où peut-être pas, en fait : Guiraudie est moins « chaud » que d’habitude, et la mélancolie automnale saisit ses personnages – pourtant agités par un désir envahissant – comme ceux d’Ozon. Même si la conclusion de Miséricorde est toute autre, pleine de douceur et de bonté : « J’ai appris à les aimer tous », ce sont les mots prononcés par un curé qui bande, et ne soucie guère de respecter les us de l’église ni les lois des hommes… Et le dernier plan montre des mains qui se serrent, dans l’obscurité d’une chambre où l’on ne fait pas de projets d’avenir, mais quand même.
Mais comment en est-on arrivé là ? Au départ, un ancien apprenti boulanger revient dans le village où il exerçait, pour les obsèques de son ancien patron, et s’incruste chez la veuve de celui-ci, provoquant une lente montée des désirs. Il est facile de lire dans ce postulat de départ de Miséricorde des échos du Théorème de Pasolini (une comparaison qui vient naturellement à l’esprit quand on parle de Guiraudie), mais c’est là autant une fausse piste que celle des crimes provinciaux chers à Chabrol. D’ailleurs, on verra moins de phallus ici que d’habitude chez le réalisateur, c’est plutôt dans la moiteur des sous-bois que se dressent des érections « champignonnières » (des morilles charnues !). Pourtant, plus Jérémie rôde dans le village aveyronnais, et surtout dans les bois qui l’entourent, plus le désir monte, perturbant ce petit monde qui se met à agir de manière absurde. C’est là que Guiraudie, à mi-course, dévie par rapport aux attentes de spectateur « lambda », et ose confronter son film, ses acteurs, son public, à un comique léger, engendré par des situations frôlant le burlesque : dans la séance où nous avons vu le film, de nombreux rires ont commencé à s’élever, des rires d’étonnement, des rires de gêne aussi un peu.
Chez Guiraudie, le sublime – disons ici l’amour total que voue le curé à Jérémie, qui illumine la dernière partie de Miséricorde – est toujours tempéré (comme s’il s’agissait de s’en excuser) de ridicule : les flics s’introduisent chez les gens la nuit pour les faire parler pendant leur sommeil, les cadavres sont enterrés, déterrés et enterrés à nouveau, de bonnes rasades de pastis excusent qu’on enfile le slip de l’autre, etc.
Quand Miséricorde se referme, le principal est dit : le désir a gagné, la vie continue malgré la mort, la disparition du Père, dont ne garde qu’une photo floue en slip de bain, sera l’occasion d’un recommencement, même si l’on ne sait pas bien de quoi. Rien n’a été expliqué, le passé a gardé ses secrets, honteux ou pas. Le présent est mystère, le futur n’existe pas encore. Et c’est très bien comme ça.
Eric Debarnot