Rétrospective des années 60 vues par le petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire nos goûts personnels plutôt que les impositions de « l’Histoire ». Aujourd’hui : comment Moby Grape trouva l’inspiration, même à bout de course, pour livrer un disque monumental !
Quel est la connexion entre Moby Grape et Jefferson Airplane ou Quicksilver Messenger Service ? Skip Spence, comme batteur, mais aussi comme compositeur et guitariste dans le premier line-up des groupes précédemment cités ! Un poste provisoire, puisqu’il s’envole dès 1966 juste après la parution du premier album, Jefferson Airplane Takes Off : le Jefferson Airplane est alors en plein décollage, et Skip Spence a composé le classique My Best Friend (un titre qui devient rapidement un classique) avant de tirer sa révérence : c’est sous l’impulsion d’une nouvelle énergie créatrice que Spence fonde, par l’entremise de Matthew Katz, et avec Bob Mosley et Jerry Miller, l’emblématique Moby Grape, groupe injustement sous-estimé. Le quintet va se livrer à une aventure rocambolesque, et ne se fond pas dans le courant psychédélique, du fait de sonorités rêches, rudes et presque punks… Moby Grape deviendra vite persona non grata, du fait de textes explicites, de comportements imprévisibles et, déjà, de tensions internes.
Hey Grandma, qui inaugure le premier album éponyme, est censuré, comme l’a été Arnold Layne du Pink Floyd. Aguicheur, un brin désinvolte, le quintet ne fait rien comme les autres, la pochette semble émaner d’un vieux grimoire du Texas où apparaitraient des outlaws, un petit doigt d’honneur caché à l’intérieur d’un poster, et tant pis pour les esprits étriqués ! Taxé de psychédélique, Moby Grape mange à tous les râteliers, comme pour mieux paumer son public, le but n’étant évidemment pas la destruction d’un quelconque style musical. A la production, David Rubinson, dont le palmarès est d’avoir enregistrer une flopée de disques, dont The United States Of America ( du groupe éponyme d’experimental psyché), ou encore, dans un tout autre registre, Mongo Santamaria. Aucun groupe n’a pour le moment autant combiné aussi subtilement trois guitares, cinq voix et une rythmique passant du jazz au folk ou au rock le plus débridé que Moby Grape.
Columbia voit en eux une machine que rien ne peut arrêter, et publie pas moins de 5 singles. Cet excès de promotion semble nuire à la notoriété plutôt que de contribuer au statut rebelle d’un groupe qui refuse d’être assimilé à la vague Hippie qui sévit en Californie. Les cadences modales de chaque titre se distinguent par un format parfois très court, à l’opposé des jams interminables du Grateful Dead. La promo de l’album reste à ce jour mémorable, après une soirée à l’Avalon Ballroom le 06 juin 1967 : des milliers d’orchidées tombant sur le sol, pendant que le public essayait de se relever, glissant sur les pétales. Ce happening était la phase préparatoire des prestations scéniques de Moby Grape (au Monterey Pop Festival).
La voix de Bob Mosley ressort même dans un registre Soul. Les excentricités de Skip Spence sont un des moteurs du groupe, il suffit d’écouter WOW (leur deuxième album, sorti en 1968) et surtout de changer la vitesse du 33 tours, pour savourer Just Like Gene Autry: A Foxtrot en version 78 Tours, un véritable voyage dans le temps en hommage à Lou Waxman. Une extravagance qui se poursuit dans Funky-Tunk avec un chant accéléré presque cartoonesque sur un country rock que le groupe affectionnait déjà dans leur premier disque.
Consommation excessive de LSD et tournées incessantes, pression des labels notamment Matthew Katz, qui revendique la paternité du groupe : Skippy pète les plombs et plonge dans une phase de dépression glaçante, avant d’être interné. Le groupe se retrouve alors dans une incertitude totale, mais parvient à enregistrer Moby Grape ’69, un disque où figure une composition de leur ancien compagnon. Bob Mosley quitte Moby Grape, les membres restants enregistrent le final Truly Fine Citizen. On est en 1969, une année de transition, qu’incarne ce disque, sujet de tergiversations. Pour les fans, WOW est de loin l’album le plus abouti, mais le dernier opus mené par Peter Lewis représente le son de la côte Ouest : en véritables prétendants, Moby Grape signe une œuvre où flotte le fantôme de Skip Spence.
Changes, Circles Spinning a cette sonorité inaltérable et ce chant d’une gravité incroyable appuyé par une masse électrique dense, un mur de guitares qui déferle et emporte le passé dans une écume épurée des scories. Right Before My Eyes emprunte les mêmes sentiers, avec cette sincérité profonde que traduit le lapsteel et les guitares filandreuses, cette incapacité à pouvoir changer quoique ce soit. Truly Fine Citizen prend un virage nettement plus mastoc, y sont condensées puissance et douceur inaugurant le West Coast Sound des 70’s.
Now I Know High part dans les contrées lointaines, chevauchée vers le bout de l’horizon, le chant est une confidence, désormais tout s’explique et doit se résumer en quelques mots, le piano s’invite à dialoguer avec les guitares aériennes de Jerry Miller. L’album a été enregistré chez Neil Wilburn à Nashville, d’où cette tonalité entre rock, folk, et même bossa (Love Song Part two). N’importe quel titre aurait mérité sa place dans la bande originale d’un film.
Truly Fine Citizen, longtemps resté dans les oubliettes, bénéficie désormais du complément d’un livre biographique de Cam Cobb (What’s Big and Purple and Lives in the Ocean?), sorti en avril 2024 : les détails concernant les sessions d’enregistrements sont croustillants, bien que la fin de Moby Grape soit proche !
Il reste qu’à ce jour, Truly Fine Citizen est le témoignage parfait d’une époque où les techniques d’enregistrements et le cadre musical en général étaient dans un état d’esprit bien loin de notre triste présent ! C’est un disque monumental qui marque la disparition (provisoire…) d’un grand groupe, passé à coté d’une renommée bien méritée, renommée qu’aucun de ses membres ne convoitait réellement, tant l’instant présent, consommé jusqu’à l’usure, leur suffisait…
Franck irle
Moby Grape – Truly Fine Citizen
Label : Columbia
Paru en juillet 1969